Premier long-métrage de Lindsey C. Vickers, réalisé en 1981 et produit en partie par sa propre société de production (First Principle Films), The Appointment est resté longtemps invisible suite à un rendez-vous manqué avec le public. Initialement destiné à servir de pilote aux treize épisodes d’une série fantastique intitulée A Step in the Wrong Direction, il fut, contre toute attente, boudé par les téléspectateurs et aussitôt remisé au placard. Cet échec mit un terme au projet et à la carrière du Britannique, à qui l’on refusa également l’exploitation de son film sur grand écran. Il faudra attendre que le British Film Institute récupère un miraculeux master vidéo américain pour enfin le redécouvrir. Et force est de constater que The Appointment apparaît aujourd’hui à la hauteur de sa réputation : effrayant et volontiers virtuose.
De miracle, il en est pourtant peu question dans The Appointment. Le récit s’ouvre même sur un étonnant prologue, d’une efficacité rare malgré l’économie de moyens déployés, qui distille d’emblée un parfum de fatalité. Alors qu’une écolière emprunte un sentier forestier pour rentrer chez elle, des voix menaçantes scandent son nom. Apeurée, l’adolescente se retrouve subitement happée par un buisson, tel un mannequin de cire. On peut comprendre aisément que ce prologue énigmatique et défiant l’entendement ait pu rebuter les téléspectateurs : ici, une enfant disparaît violemment dans un lieu désolé, sans raison ni prédateur visible (la caméra quadrille l’espace autour du personnage esseulé et multiplie les points de vue comme pour signifier une présence insaisissable tapie dans la forêt). Les faits objectifs sont là (une voix off relate l’épisode de manière distanciée, à la manière d’un rapport de police) mais rien ne les explique et ils n’expliquent rien, piégés eux aussi dans les rets de l’irrationnel.
Le visage de la peur
Cette stupéfiante séquence inaugurale s’inscrit dans la droite continuité de The Lake, un court-métrage horrifique réalisé trois avant par Vickers, un habitué du genre, puisqu’il fut assistant-réalisateur pour la Hammer tout au long des années 1960. Un jeune couple et leur chien venus pique-niquer au bord d’un lac devenaient les proies d’une nature hantée tout aussi anxiogène et gouvernée par une force maléfique indéfinissable. L’esthétique et l’univers de Vickers s’affirmaient déjà : on y trouvait un mélange étrange d’ordinaire et de surnaturel, un sens incisif du détail, un sound design pointant la présence d’une menace et un découpage de plus en plus rythmé à mesure que le péril prenait forme. Mais ce qui frappe aussi dans The Lake, c’est l’attention portée aux visages. Si le mal n’a pas de visage, qu’en est-il de celui qui lui fait face ? Chez Vickers, la peur se lit autant à leur surface qu’elle n’émane de l’inquiétante familiarité de l’environnement. Progressivement et de manière irréversible, le châtiment qu’ils pressentent vient les déboussoler (dans les deux films, une montre se détraque jusqu’à ne plus donner l’heure juste), au point de leur faire proprement « perdre la face ». L’expression prend ici tout son sens : de l’impassibilité à la terreur, le faciès est l’expression d’une dépossession. Meurtri, il donne à voir l’abattement, voire l’anéantissement des corps. Tous engloutis à la fin de The Lake, ils laissent comme seul horizon possible celui d’un paysage reposant et débarrassé de toute trace humaine – le Paradis, en somme ?
Dans les deux films de Vickers, le ver est manifestement tout de suite dans le fruit. Ou, plutôt, il se niche dans le cocon familial. Dans The Lake, une maison abandonnée fut autrefois le théâtre d’un massacre sanglant ; de manière inexpliquée, un père y décima tous les membres de sa famille. Dans The Appointment, la figure paternelle est également sujette à caution. Malgré le mécontentement de sa fille Joanne, Ian (Edward Woodward, le sergent Howie de The Wicker Man) satisfait à des contraintes professionnelles (se rendre au fameux « rendez-vous » du titre) plutôt que d’assister à son concert de violon. À cette défection s’ajoute une relation troublante : quelques plans articulés autour de la porte fermée de la chambre de Joanne suffisent à faire du pavillon familial un lieu malaisant chargé de non-dits. Quoi qu’il en soit réellement, le film fera du fâcheux choix de Ian son affaire et n’en démordra plus. Structuré en deux parties – la nuit agitée précédant le voyage et ledit voyage en voiture –, le récit ne brille certes pas par sa complexité. La principale qualité de The Appointment tient plutôt à son atmosphère aussi onirique que délétère et au talent du cinéaste pour étirer les scènes, voire pour en tordre le bon sens. Le tout est remarquablement accentué par la musique bourdonnante de Trevor Jones, capable par ailleurs de s’affranchir de sa partition obsédante et d’ouvrir sa palette musicale à la fugacité d’un sentimentalisme volontiers de façade, le film préférant assurément les affres du doute et de la nuit aux humeurs romantiques.
Cauchemar éveillé
La longue séquence nocturne offre par exemple un angoissant moment suspendu et hypnotique où plusieurs niveaux de conscience afférents au sommeil se mélangent. Ian est perturbé par un cauchemar morbide impliquant un accident de voiture et des Rottweilers ; il en vient à se réveiller, puis erre dans la maison, se rendort dans le canapé du salon et se réveille à nouveau, et finit enfin par se recoucher dans le lit conjugal… Rapidement égaré, le spectateur sera bien en peine de distinguer nettement ce qui relève du rêve ou de la réalité (les Rottweilers, d’abord présents dans le songe, rôdent autour de la demeure alors que le père semble éveillé, et vont même jusqu’à pénétrer dans le garage et à l’intérieur de la maison), d’autant que Dianna, la femme de Ian, s’avère également tourmentée par les visions oppressantes de son mari. Les scènes s’enchaînent lentement et se (con)fondent entre elles, communiquant un sentiment de somnolence contagieuse et de nuit sans fin. N’ayant de cesse d’y revenir à la manière d’un leitmotiv, la caméra scrute les visages (encore eux) des dormeurs : les paupières closes derrière lesquelles bouillonne le cerveau, la bouche endormie qui étouffe les cris, la peau fiévreuse d’avoir trop longtemps transpirée.
Il n’est pas exclu que le cinéma de Vickers procède d’une forme de cruauté. Ne prendrait-il pas un malin plaisir à voir sombrer des personnages perdus d’avance ? L’interminable voyage en voiture de Ian n’aura ainsi d’autre issue que celle envisagée au préalable dans son cauchemar. Certains plans se répètent à l’identique, soumis à la patiente dynamique prémonitoire d’un engrenage fatidique. Là encore, le cinéaste s’emploie à dilater le temps et à retarder l’échéance macabre, tout en laissant planer le doute sur l’origine d’un tel châtiment (une malédiction, une vengeance de sa fille ?). Moment de bravoure de The Appointment, la scène de l’accident à proprement parler est une démonstration de mise en scène plantée dans un décor de malheur. Les grands espaces vallonnés à flanc de ravins n’offrent aucun salut : ils emprisonnent lan avant d’infléchir sa destinée, tributaire d’une mécanique défaillante et d’un hasard sournois (le camion avec les Rottweilers). Vickers resserre peu à peu le cadre et élimine toute possibilité de profondeur, et par extension d’échappatoire. Il accélère le découpage, tranche dans le vif et use du montage parallèle comme d’un couperet. À l’horizontalité de la route, il oppose bientôt la sidérante verticalité de la voiture reposant sur la calandre durant quelques secondes d’éternité, tel un tombeau, avant de s’effondrer, précipitant sa chute tout en anticipant – ironie du sort – celle de la carrière de Vickers.