On se souvient de l’avoir vu en tête d’affiche de la petite comédie fantastique La Ville fantôme, de David Koepp. Mais l’Anglais Ricky Gervais est avant tout le cocréateur et interprète des séries télé comiques à succès The Office (sur les « joies » de la vie d’entreprise) et Extras (évocation des figurants de ciné, télé et théâtre) qui, d’adaptations internationales — dont The Office U.S. avec Steve Carell — en guest-stars prestigieuses, lui ont logiquement ouvert les portes d’Hollywood. Où il tente à présent de se refaire une casquette de créateur, cette fois pour le cinéma, avec la coécriture, la coréalisation et l’interprétation de ce premier long métrage, une comédie se voulant gentiment conceptuelle et satirique.
Quand le concept fait du zèle
L’idée est si simple que primo, le titre du film (« l’invention du mensonge ») n’en cache rien, et secundo, une voix off est toute fière de l’exposer dès le générique, telle la règle d’un jeu à venir. Soit ce postulat : la société contemporaine ré-imaginée en y rendant le mensonge purement et simplement inexistant — on se dit tout et on ne triche sur rien, au point que même la fiction est bannie (les films sont des captations de lectures de récits historiques !). Mais puisque le mensonge n’existe pas, il faudra quand même l’inventer, et c’est le modeste col blanc campé par Ricky Gervais qui, au bas de l’échelle de l’estime de soi, mais poussé dans ses derniers retranchements, va se découvrir inopinément — moment néanmoins attendu, annoncé et préparé par la mise en scène — le pouvoir de contredire sciemment la vérité. Et qui va en user à loisir. Avec, dans ce monde trop bien réglé, toutes les conséquences perturbatrices qu’on imagine…
… Ou pas. Dès les premières scènes, The Invention of Lying crée un hiatus entre son récit et ces promesses préalables qui s’apparentent à de la publicité mensongère — à moins que ce ne soit un bête état de confusion des auteurs eux-mêmes vis-à-vis de leur propre concept. L’affiche, le pitch et la voix off inaugurale nous annoncent un conflit entre la vérité omniprésente, régulatrice, et le mensonge facteur d’incertitude. Or, au fil des premières scènes présentant la sécheresse cinglante de relations sociales privées de toutes périphrases et de toutes règles de protection verbale mutuelle, ces relations s’avèrent moins basées sur l’absence du mensonge que sur celle du non-dit. Ici, les gens se disent tout, y compris ce que personne ne leur demande. Un peu de perversité de leur part ? Pas vraiment : que ce soit le collègue de bureau qui expose son profond mépris à la face d’un Gervais tout juste licencié, ou une femme (Jennifer Garner) objet de son désir qui lui déclare très civilement qu’elle se masturbait en l’attendant, tous ne font qu’obéir à la règle du jeu, pas celle énoncée qui leur interdisait de mentir, mais celle appliquée dans le film et qui les contraint à systématiquement tout déballer.
Quand le concept se neutralise
On voit bien l’impératif comique à l’œuvre dans ce détournement de postulat : sans ce forçage, il aurait été difficile d’aligner, comme le film le fait, toutes ces saynètes vachardes où les personnages se balancent les pires incongruités, souvent aux dépens de l’antihéros et souffre-douleur Gervais. Ainsi le concept de base sert-il de prétexte, pour une bonne partie de The Invention of Lying et surtout pour son début, à une suite de sketches aux dialogues se voulant politiquement incorrects (par le refus de la périphrase, de la pudeur, de l’hypocrisie). On devine là un héritage du comique télévisuel le plus corrosif — mais un héritage somme toute timide cadrant sa portée (celle de l’humour, celle d’une mise en scène bien neutre et se bornant à la retranscription des sketches) dans les limites des scènes elles-mêmes en ne fonctionnant guère qu’à l’intérieur d’elles, n’affrontant donc jamais vraiment ce qu’elles titillent de loin (le politiquement correct). Ce spectacle-là a finalement un intérêt assez limité et en début de film, il fait plutôt office d’amuse-gueule dans l’attente de quelque chose — humour, discours — de plus nourrissant…
… Qu’on attend encore. Car il y a une autre tromperie sur la marchandise vendue par le pitch du film : la promesse implicite du spectacle du dérèglement d’un système dont le caractère absolu serait contredit, ridiculisé. C’est en suivant un peu aveuglément la logique de leur postulat de départ que les auteurs Gervais et Robinson, tout à leur machine à petits sketches qu’ils souhaitent bien rodée, rendent vite impossible la perspective d’une quelconque subversion, ne laissant qu’un spectacle sans saveur. En effet, leur logique est la suivante : puisque le mensonge n’est pas censé exister, un menteur ne saurait être contredit ; par conséquent, ce qui est admis par tous comme la vérité est appelé à changer, telle une réalité virtuelle qu’on reprogrammerait, suivant les déclarations du dernier qui a parlé. Une scène n’expose que trop bien cela : dans un bar, Gervais fait une démonstration de son pouvoir en débitant un chapelet de contrevérités flagrantes et même contradictoires devant des amis… qui souscrivent à chacune sans sourciller. Ainsi, le système rigide initialement présenté — l’obligation de vérité — et que le public devrait souhaiter voir déranger (on lui a promis un film un brin subversif) ne peut jamais vraiment l’être : face à la contradiction, il « mute » instantanément — en changeant sa définition de la vérité au gré des déclarations de Gervais, autrement dit des idées des scénaristes — et retrouve ainsi sa stabilité. D’ailleurs, les auteurs eux-mêmes le préservent en lui évitant les confrontations les plus problématiques — ainsi, Gervais ne triche-t-il à la roulette qu’avec une manipulation à l’insu du croupier : quel paradoxe se serait-il produit s’il avait osé, comme dans la scène du bar, contredire celui-ci au culot ? C’est par leur échec à pousser leurs idées jusqu’au bout que Gervais et Robinson limitent considérablement la portée de leur film : les manipulations du menteur ne dérangent rien, n’agitent que le vide autour de lui, l’énormité de leurs effets sur lui-même ou sur les autres — et le comique qu’elle suscite — se limitant, encore une fois, au temps du sketch auquel chacune appartient — puisque aucun de ces effets n’est réellement exploité au-delà de la scène qui l’a vu provoquer.
Quand le concept se dégonfle
Basé sur un concept finalement guère intéressant car ne concernant que son propre petit univers scénarisé, s’étant privé lui-même de tout autre enjeu que l’enchaînement de gags ponctuels et somme toute inoffensifs, il ne reste à The Invention of Lying qu’à adopter le profil des films à velléité inventive, mais appelés à lâcher le lest de leur créativité pour aller s’accrocher aux vieilles ficelles. Pour commencer, écouler le stock des bonnes idées inspirées aux scénaristes de sketches par le postulat de départ : ainsi, Gervais le détenteur du secret du mensonge devient fort logiquement l’inventeur (ou le ré-inventeur ?) de la fiction, mais aussi de la religion (aussi évoluée que des prêches de télévangélistes), inscrivant même ses Dix Commandements sur des boîtes à pizza. Ensuite, histoire de conserver un semblant de discours, injecter une petite morale consensuelle n’engageant à pas grand-chose : s’agissant de la revanche difficile d’un quidam disgracieux étiqueté « loser » dans une société impitoyable, on prêchera de façon aussi facile qu’ambivalentes sur le droit à la différence et à la réussite pour tous (pas avant que le film ait bien fait son miel des humiliations subies par ledit loser). Enfin, retomber bien sûrement dans les rails d’un genre fédérateur, en l’occurrence la comédie romantique. Le pas vraiment beau gosse Gervais réussira-t-il à emballer la jolie Garner ? Oui, mais uniquement parce que le genre le veut : n’y voir aucune volonté de subvertir les clichés — d’ailleurs, ultime reculade, on ne les verra pas s’embrasser… La baudruche aura alors eu largement le temps de se dégonfler, et le film, finalement plutôt frileux, de se faire oublier.