De The Lost Daughter, premier film de l’actrice Maggie Gyllenhaal, on retient d’abord une tache de sang. Une femme esseulée et hagarde marche sur une plage en pleine nuit, puis s’effondre subitement au bord de l’eau. Sur sa robe blanche figure une tache rouge, comme une sorte de troisième œil en lieu et place du nombril. Cette femme qui saigne porte en son ventre une blessure : elle est aussi une mère – est-ce là son drame ? Le film démêle la question. C’est un thriller sans criminel ni flic, une enquête composée de flashbacks enchâssés. Il faudra au personnage dérouler le fil de sa vie, comme on épluche une orange d’un seul tenant, pour y voir clair et se projeter enfin vers le (grand) large.
Adapté du roman d’Elena Ferrante, Poupée volée (2009), The Lost Daughter se déploie en deux temps : celui de la vacance, soit un présent étiré qui voit une américaine divorcée, Leda (Olivia Colman), flâner sur une île grecque ; et celui du reflux de son passé par bribes éparses, découpes d’instants rétroactifs, rapportés comme autant de pièces à conviction d’un dossier sinon à défendre, du moins à rouvrir afin de se réconcilier avec soi-même. L’étrangeté est le principal ressort de l’intérêt du film ; on ne saurait en dire autant du retour en arrière sous prétexte d’examen de ce qui a failli (ou pas). Étonnamment, la partie la plus touristique du film n’est pas celle à laquelle on penserait de prime abord : en revisitant les moments charnières de la vie affective de Leda, la cinéaste cantonne le cheminement de son héroïne à une série de cartes postales du quotidien venant régulièrement donner des nouvelles du personnage, à mesure que ses velléités d’émancipation de la cellule familiale se font jour. Plutôt que de figurer une mémoire hantée ou balbutiante, ces nombreuses scènes filmées à la caméra-épaule, souvent en plan rapproché, balisent le récit à la façon d’un itinéraire réglé d’avance (la maternité écrasante, l’effritement du couple, l’échappatoire professionnelle, la rencontre adultère, la fuite du foyer). Ce passé qui ne passe pas n’a d’autre but que de participer à un jeu d’échos plus ou moins subtils avec les séquences au présent (comme lorsqu’une poupée dérobée permet de raccorder grossièrement les deux temporalités entre elles), et le léger tremblé de la prise de vue, plutôt que de distiller un sentiment de réel ou une vibration intime, y fait figure, à la longue, d’afféterie.
Faire tache
Remarquable, The Lost Daughter l’est davantage lorsqu’il s’en tient au désœuvrement de Leda et à sa déambulation rêveuse, contaminée par la vacuité envoûtante des espaces touristiques qu’elle traverse sans but précis. La sensibilité du regard de Maggie Gyllenhaal, sa façon de saisir ce mystère qui émane des corps comme une musique à la fois nette et dérobée, s’y trouve à l’égal du déchirement de son personnage principal et de la nature non pas impénétrable mais obsédante du jeu et des gestes d’Olivia Colman. Il y a une qualité de visage chez l’actrice, une façon souvent bouleversante de le retourner comme un gant pour laisser affleurer la vie intérieure de son personnage, les fêlures et les doutes, voire les remords qu’il cherche pourtant à serrer au fond de lui. Plus Leda s’absente et semble se perdre, plus son corps parle pour elle et le monde autour s’imprègne de son indicible douleur, qui s’extériorise au point de le rendre particulièrement angoissant. La belle idée du film est de saisir cette douleur maternelle autant sur le visage de Colman que dans les lieux qu’elle arpente et qui lui donnent un air étranger, au-delà de ses origines britanniques. Il ne s’agit pas seulement ici pour la cinéaste de filmer un visage comme un paysage, mais aussi d’appréhender ces paysages et ceux qui le peuplent comme un reflet susceptible de donner à voir le visage de Leda tel qu’il est. On pense notamment à cette scène où, d’abord allongée sur un transat, elle se relève et interpelle, sourire aux lèvres, une inconnue, croyant reconnaître de dos sa jeune amie Nina (Dakota Johnson). Son erreur ternit immédiatement l’ambiance (elle baisse les yeux et s’enfuit telle une voleuse), en la mettant à nu (elle est seule, personne pour la reconnaître). Il aura suffi de quelques secondes pour que cette femme vienne à la manière d’un nuage jeter une ombre sur son visage, que le doute s’arrime à son regard et la démasque, en suscitant la gêne. Sa présence dans le plan est alors vécue comme une effraction.
Si Leda est un corps étranger, c’est avant tout parce qu’elle est étrangère à elle-même, un peu paumée entre ses devoirs et ses rôles (de mère, d’épouse, de femme), cherchant à rattraper une faute qu’elle n’avait pas conscience de commettre. Rien d’étonnant, d’ailleurs, à ce qu’on lui demande de bouger à l’occasion d’une réunion familiale improvisée par des inconnus sur une plage, tandis qu’elle s’attelle, assise tranquillement sur le sable, à rédiger quelques notes sur ses carnets : Leda n’est pas à sa place, elle embarrasse, et son refus coupant de satisfaire à cette demande finira de la rendre antipathique. Toute la délicate beauté de The Lost Daughter tient alors dans cette altérité non feinte et la lumière d’un visage qui se dresse malgré tout : faire tache dans le tableau, voilà qui relève d’une question de vie ou de mort.