Le cinéma américain ne se montrant désormais inventif que par accident, il doit traiter chaque matière tant soit peu novatrice qui passe dans ses rouages avec l’objectif de retomber sur ses pattes, ramené aux mécanismes éprouvés. Aussi, quand il fait miroiter un sujet aussi délicat et dans l’air du temps que les « assistants sexuels », s’attend-on à ce qu’il ne traite pas de front ce sujet-là, mais l’aiguille vers des chemins qu’il maîtrise mieux — c’est-à-dire qu’il s’y assure mieux la réaction consensuelle du public. Or The Sessions a une façon bien à lui de mettre en œuvre cette composition.
Une histoire vraie, un héros handicapé et des scènes olé-olé : tels les éléments d’une arme de destruction massive, on soupçonne les indices du film à tête chercheuse de prix, au moins pour les acteurs. Le calcul ne sera finalement pas avéré au-delà de ces lieux communs, mais de fait, les citations de 2013 aux Golden Globes, Oscars, BAFTA et autres festivals n’ont oublié ni John Hawkes ni — surtout — Helen Hunt. Le premier, dans le rôle d’un poète qu’une attaque de poliomyélite infantile a laissé paralysé, tributaire d’un poumon d’acier pour respirer et vierge à 38 ans, passe tout le film en position horizontale, tordant le cou pour observer le monde et tâchant de faire entendre son personnage au-delà de la diction contrefaite du handicapé — il y parvient assez bien. Mais le rôle le plus attendu et qui a le plus impressionné est tenu par la seconde, qui s’emploie à faire exister Cheryl, son personnage de « thérapeute sexuelle » (celle que Mark, le poète, consulte pour le décomplexer et le déniaiser), par-delà le poids des intentions du scénario. Soit : dissiper d’entrée de jeu toute confusion possible entre cette profession et celle de prostituée ; démontrer l’aspect thérapeutique de la chose en mettant l’accent sur les barrières physiques et mentales que Mark doit surmonter pour goûter aux plaisirs de la chair, et sur la patience et la méthode de celle qui l’épaule dans sa quête. The Sessions s’acquitte avec tact de ce devoir de didactisme, s’emploie sagement à démystifier une profession mal comprise et objet de fantasmes voire de scandale (pas une once d’exploitation racoleuse de quelque ambiguïté sur le statut de la thérapeute), s’attarde avec soin à détailler l’apprentissage sexuel d’un adulte.
Question de choix
Reste qu’avec une telle retenue dans le détail de cette pratique thérapeutique très spéciale, on distingue assez tôt les récits annexes, moins dépendants d’une documentation sur un sujet, relevant de situations schématiques connues, récits par lesquels le scénariste et réalisateur Ben Lewin tâche d’enrichir son postulat premier : les différentes occasions de romance qui se présentent à Mark, la question religieuse invitée quand il va consulter un prêtre pour recevoir son aval. On pressent que le film n’existerait pas vraiment sans ces retrouvailles avec des motifs familiers, auxquelles il concède l’essentiel des enjeux d’émotion et de morale. Mais il a une bien curieuse façon de traiter avec ces motifs : tout se passe comme s’il considérait une perspective d’issue consensuelle, mais s’y refusait finalement par peur de faire de son personnage une autre figure trop formatée.
Pourtant, les enjeux-pièges, ceux qui pourraient appâter le récit vers des rails fatigués, ne manquent pas. Au début, Mark tente d’entamer une relation avec son aide à domicile, qui rompt ; une seconde chance est-elle possible ? À force de pousser l’intimité aussi loin, Mark et Cheryl vont-ils se laisser aller à leur désir mutuel naissant (voir l’insistance sur le caractère peu sympathique du mari distant de Cheryl, excuse complaisamment ménagée pour un possible adultère) ? Et Dieu dans tout ça (plans rapprochés un brin suspects sur un Christ en croix ou une statue de la Vierge, comme regards en vis-à-vis où chercher des réponses) ? Les clichés rôdent, un vieux fond bondieusard aussi, même peu agressif. Pourtant, Lewin semble prendre un malin plaisir à flirter avec ces appâts pour détourner aussitôt la tête. La religion a beau être souvent mise sur le tapis, elle échoue régulièrement sur le visage un peu ahuri de l’ami prêtre recueillant les confidences croustillantes (très bon William H. Macy). Quant aux pistes de romances, Lewin les laissera inachevées, se raccrochant à la true story à l’origine de son scénario (dans les derniers mois de sa vie, Mark file le parfait amour avec une autre femme) pour ne pas s’engager sur ces voies trop faciles.
Il en résulte un film en demi-teinte, qui exploite fidèlement son « sujet de société » sans l’explorer vraiment, s’ouvre des voies narratives pour mieux s’en détourner, se conclut sur un parallèle ambigu (comparaison entre le beau cercueil qui accueille sa dépouille et le cercueil de métal qui a enfermé et prolongé sa vie). Reste ce qu’il a dessiné au passage — entre l’honnêteté certaine de l’approche et la légère fadeur du manque d’un parti pris plus audacieux : le portrait d’un homme qui a cherché à se sentir pleinement humain au lieu d’objet de pitié horizontal, et qui, cela accompli, a achevé de se définir par ses derniers choix.