Pour qui s’intéresse un tant soit peu au monde dans lequel nous vivons et aux problématiques économiques qui le régissent, Naomi Klein est un nom familier. En 2003, cette jeune universitaire canadienne lançait un pavé dans la mare au titre explicite : No Logo. Best-seller mondial inattendu, l’ouvrage dénonçait entre autres la tyrannie des marques et l’enfer quotidien vécu par des millions de personnes, provoqué par une économie de plus en plus libérale. Accompagnant l’émergence du mouvement altermondialiste, le livre de Naomi Klein est devenu, en moins de deux ans, une référence.
Évidemment, No Logo n’a pas plu à tout le monde, y compris à certaines personnes du propre camp de Klein, qui lui ont reproché de se contenter de pointer le système du doigt sans proposer d’alternative concrète. En guise de réponse, Naomi Klein, associée au réalisateur et producteur canadien Avi Lewis, est partie caméra au poing en Argentine, pays où la crise économique en 2001 a laissé des milliers de travailleurs au chômage.
The Take, présenté au festival de Venise l’année dernière, s’inscrit dans un contexte politique et cinématographique très précis. Nous sommes en 2005, dans un monde où des documentaires tels que Fahrenheit 9/11 de Michael Moore et Super Size Me de Morgan Spurlock cassent la baraque au box-office, redéfinissant les codes d’un genre habituellement boudé par le grand public et relégué à la télévision. Le style Michael Moore a fait école et on est bien loin de la finesse et la pudeur d’un Raymond Depardon : ces documentaristes nouvelle génération n’hésitent pas à se mettre en scène, usent et abusent d’effets de style (ironie de ton, bande musicale branchée, montage MTV, structure ultra-scénarisée…) et imposent de ce fait une esthétique pop qui a su séduire un public jeune, curieux et… ouvert aux courants politiques alternatifs.
Avi Lewis et Naomi Klein suivent le même chemin (didactisme et spectacle), mais leur film atteint néanmoins son objectif : amorcer l’ébauche d’un nouveau modèle économique via un exemple concret. The Take met en scène (le terme n’est pas trop fort) une trentaine d’ouvriers argentins au chômage qui occupent leur usine abandonnée par les patrons et refusent de la quitter, demandant le droit de faire repartir les machines. Avec à sa tête un représentant charismatique, Freddy Espinosa, la nouvelle coopération des ouvriers de La Forja va tout mettre en œuvre pour reprendre le travail dans des conditions équitables : plus de patron, même salaire pour tous. Avi Lewis et Naomi Klein ont suivi ces héros malgré eux dans leur quête, émaillant leur enquête de témoignages divers : exemples de coopération d’ouvrières en textile, conflits entre militants nostalgiques de l’ère péroniste et nouvelle génération désenchantée… The Take applique la preuve par l’image. On peut faire la grimace devant l’énergie un peu brouillonne déployée par le tandem, mais force est de reconnaître qu’elle est efficace. Avi Lewis et Naomi Klein ne reculent devant rien et c’est justement ce qui fait la force de leur film, en dépit d’un sentimentalisme parfois limite. Il faut voir Freddy Espinosa, personnage forcément attachant, fondre en larmes lors d’une réunion de coopération ouvrière pour comprendre à quel point, dans la culture nord-américaine, la notion de show semble indissociable de toute rhétorique.
Difficile de ne pas s’émouvoir devant l’injustice dont souffrent la plupart des travailleurs argentins et de ne pas adhérer à la cause des ouvriers de La Forja. La faiblesse de The Take n’est pas dans l’empathie des deux Canadiens pour leur sujet mais plutôt dans le caractère un peu potache de leur mise en scène, qui réduit parfois le film à un travail de dernière année d’étudiants bordéliques. Malgré tout, la sincérité qui se dégage de The Take en fait une œuvre attachante, au militantisme salutaire.