On ne peut que spéculer sur les raisons qui ont poussé le distributeur français à rhabiller cette Lady Macbeth du fade titre The Young Lady. Sans doute est-ce pour limiter le risque de confusion : cette adaptation du roman russe La Lady Macbeth du district de Mtsensk transposé dans la rude Angleterre du Nord-Est de la même époque (1865) ne tient pas grand-chose de Shakespeare, hormis le caractère monstrueux des extrémités auxquelles la passion pousse sa protagoniste. La jeune Katherine est mariée à un propriétaire terrien qui ne la désire pas et la garde cloîtrée au château, tel un meuble que même les domestiques traitent sans douceur. La liaison fougueuse qu’elle entame avec le rustre valet de ferme réveille sa féminité et sa force de caractère, tout en actant l’érosion de ses scrupules : la nécessité de garder le secret de son adultère l’amène presque trop naturellement au meurtre, au pluriel.
Le chaud, puis le froid
Amener l’auditoire à accompagner un personnage capable de crimes atroces est une gageure vieille comme les arts narratifs, mais toujours aussi périlleuse. Difficile pour le conteur de se retrancher derrière une prétendue neutralité : poser et exposer son regard sur de tels cas limites d’humanité, c’est une des façons les plus manifestes de mettre à l’épreuve son regard sur l’humain en général. William Oldroyd, metteur en scène de théâtre dont cette Lady Macbeth est le premier long-métrage, semble dans un premier temps avoir trouvé un biais confortable pour son approche : la satire. Après une entame où la grisaille du désamour et de l’ennui prédomine, l’accession de Katherine au plaisir et à la conscience de son pouvoir donne lieu à un minage en règle du rigorisme victorien, qui confère au film une légèreté bienvenue sans toutefois (finesse de la manœuvre) appeler une adhésion sans réserves. Quand l’ascendant social s’exerce au mépris des règles de discrimination sexuelle, le plaisir de voir un ordre transgressé se mêle au malaise de voir un autre ordre s’exercer en toute impunité, les traits de gourmandise et d’ivresse qui viennent animer le beau et rond visage de la comédienne Florence Pugh offrant un contrepoint aussi frondeur qu’inquiétant aux abus dont le personnage se montre capable (ses domestiques devenant témoins impuissants et boucs émissaires de ses frasques).
Le premier meurtre, commis par opportunité et par un moyen indirect, marque le point culminant de cette veine satirique, mais aussi le tournant à partir duquel les choses commencent à se gâter pour le film. À mesure que Katherine repousse les limites de son mépris de la vie humaine, le sérieux et le drame, réfrigérants comme le brouillard anglais, reprennent leurs droits. Et avec eux, on réalise que le réalisateur Oldroyd, qui dans les séquences précédentes s’appuyait généreusement sur les accents de comédie noire et la malice jouisseuse de son antihéroïne, accuse là les limites de son inspiration, se montre plus tributaire d’une maîtrise technique (la sienne et celle de ses collaborateurs) que porteur d’un regard affirmé sur ses personnages, peut-être même un peu frileux vis-à-vis d’eux et de leurs actes les moins avouables.
Mimétisme inconscient
Cette faiblesse saute aux yeux au moment le plus dérangeant du film, quand Katherine commet son crime le moins défendable : l’assassinat prémédité d’un enfant (les autres victimes présentant au moins un motif pour que le spectateur désire leur mort). Tandis qu’elle introduit son complice dans la pièce où dort le garçon, que l’homme tient les pieds de ce dernier et qu’elle l’étouffe sous un coussin, Oldroyd choisit de filmer toute la scène en un plan moyen fixe, la caméra retranchée à une certaine distance de l’action, inflexible tandis que l’horreur s’accomplit. Une telle posture apparaît comme un subterfuge de la mise en scène pour se donner l’impression de maîtriser le filmage sans réellement affronter la terrifiante réalité du mal à l’œuvre — le geste est antipathique, mais moins que s’il venait d’un cinéaste qui aurait donné de bout en bout libre cours à un fantasme de maîtrise, tel un petit Haneke.
Au fond, dans cette scène, Oldroyd pousse à son degré le plus problématique l’attitude peu ferme qu’il a adoptée face aux autres meurtres de Katherine, qui eux touchaient des personnages peu sympathiques et donc laissaient de la place pour l’indulgence envers la meurtrière. Quand la première victime meurt à distance, la caméra respecte strictement le hors-champ, reste braquée sur Katherine continuant à jouer la maîtresse de maison avec ironie. Plus loin, sommée de se défendre, elle tue un autre homme en laissant échapper sa rage, agitation que le cadrage et le découpage de la scène retranscrivent fidèlement. Et quand, pour tuer un enfant, elle réprime toute manifestation de sentiment, le regard du cinéaste se réprime pareillement. En somme, d’un meurtre à l’autre, la mise en scène épouse par un étrange mimétisme la contenance que se donne l’assassin au travail — nous faisant nous rappeler d’autres cinéastes plus audacieux qui, eux, savaient gratter l’apparence d’un tel spectacle pour éclairer l’inavouable humanité qui habite ces personnages dans ces moments (un exemple parmi d’autres : Orson Welles dans… Macbeth, précisément). Reste l’indéniable pouvoir de fascination de Katherine, qui méritait que soit posé sur elle un regard moins soumis.