Tony Takitani, individu à la solitude doucereuse, voit sa vie changer lorsqu’il rencontre sa future femme. Quelque temps plus tard, après sa disparition, il ne sait que faire de son énorme collection de vêtements et navigue entre obsession du souvenir et renfermement sur soi. Adaptation d’une nouvelle de Haruki Murakami, le film donne l’occasion à Jun Ichikawa de s’essayer à de nouvelles idées de mise en scène : un essai brillamment réussi, pour un film d’une poésie nostalgique belle et subtile.
« Le vrai nom de Tony Takitani, c’était vraiment Tony Takitani. » Ainsi commence la biographie du personnage central de ce film homonyme. Un nom métissé, hérité d’une vicissitude du destin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui met dès son enfance Tony Takitani au ban de la société. La solitude, qu’il subit puis recherche consciemment, oriente son existence. Le jour où il rencontre Eiko Konuma est le premier où il se préoccupe d’aimer. Le cocon qui l’entoure se brise alors. Lorsqu’elle meurt dans un accident, Tony Takitani doit faire face au retour de cette solitude qu’il appréhende désormais pleinement.
Tony Takitani est l’adaptation par Jun Ichikawa d’une nouvelle encore inédite de Haruki Murakami, qui se veut une fable sur l’isolement. Portrait-type du personnage urbain moderne confronté à l’anonymat de la ville et à l’individualisme, Tony Takitani trouve son assurance et son épanouissement dans une solitude voulue. Est-il un individualiste forcené ou simplement en fuite devant l’échec de sa vie sociale ? Cela importe peu à Takitani, qui affiche une résignation placide quant à sa condition. Cela change avec l’arrivée de Eiko Konuma. Une fois le couple formé, le principal — voire le seul — aspect de la relation souligné par la narration est le rapport à la solitude de l’épouse. Si elle est prise d’un incompréhensible besoin d’acheter des vêtements, c’est pour les mêmes raisons qui poussent Tony Takitani à l’apathie : une variation sur le besoin de se singulariser, mais en restant hors de la société. Le couple n’est donc que l’assemblage de deux individualités solitaires et la disparition de l’épouse remet en cause le confort de cette mise en scène. Takitani se retrouve, suite à cet événement imprévu, face à ses contradictions : doit-il où non rester engoncé dans la solitude et dans ce cas à quel prix ? La véritable question surgit alors : quand et dans quelle mesure le personnage-symbole de Tony Takitani est-il sincère dans son rapport à l’isolement ?
Tony Takitani réussit le tour de force d’être un film à thèse, étude sur la solitude et la perception qui accompagne cet état, tout en restant parfaitement neutre dans le ton adopté par la narration. La question se pose d’ailleurs d’emblée : la voix-off qui narre toute l’histoire est-elle une voix postérieure dans le temps ou bien tout le récit n’est-il qu’une longue allégorie ? C’est là toute l’inventivité du film : Jun Ichikawa choisit d’exprimer directement sa vision de la nouvelle au spectateur, de ne montrer et de ne mentionner aux spectateurs que ce qu’il juge bon de souligner. Le réalisateur ose un dialogue direct avec le spectateur, destinataire ultime des sensations jouées sur l’écran : l’objectivité est ici totalement absente, malgré le ton volontairement posé et calme de la narration. La mise en scène est le démonstrateur ultime des souvenirs sélectionnés par la mémoire des personnages, de ceux qui les ont marqués par leur extrême importance.
Ainsi, les différentes époques de la vie du personnage sont soulignées par des effets de mise en scène très expressifs, pour le temps qui passe ou celui qu’on aimerait avoir vu durer. La bande sonore, de la même façon, brise toute idée de réalité, et théâtralise complètement les effets : au moment où la certitude s’installe que quelque chose se détériore dans son couple, Tony Takitani et sa femme tournent le regard en direction d’un verre qui se brise à grand bruit. Enfin, les personnages eux-mêmes vocalisent à l’occasion la fin des phrases prononcées au style indirect par le narrateur. Tout est ainsi fait pour chasser l’impression de réel du film : les tons objectivement biographiques de la nouvelle de Murakami sont ici remplacés par tout l’arsenal de ce que peut permettre le cinéma comme transgressions du réel. Lumières atténuées, cadrages physiquement impossibles à admettre pour l’œil : la mise en scène s’accapare les sens du spectateur.
Tony Takitani est donc un essai de cinéma essentiellement poétique, qui exprime par tous les sens touchés par le cinéma la vision de l’individu face à la solitude. Là où l’on pourrait craindre une œuvre ampoulée et prétentieuse, Jun Ichikawa propose au contraire un essai humble et subtil sur son thème central, autant que sur le caractère poétique du média cinématographique. Œuvre aux perceptions constantes et aux niveaux de lecture démultipliés d’autant, Tony Takitani propose une rhétorique cinématographique riche, qui met autant l’accent sur le sens que sur la sensation, les deux étant souvent interchangeables, une vision hors du monde et un objet filmique pur et envoûtant.