Un premier film au noir et blanc impressionnant qui a le culot de rompre avec les caciques des représentations de l’ère communiste par l’hommage au polar, et une nouvelle vague polonaise serait née ? À voir cet essai intéressant de mise en scène de l’enfermement, ce serait bien possible.
Le cinéma polonais est bien méconnu en France depuis la mort de Krzysztof Kieślowski. Il faut avouer que la programmation des films polonais dans l’Hexagone se résume depuis quelques années aux œuvres discutables d’Andrzej Wajda, programmation à laquelle le récent Katyń, épopée historique à la finalité plus pédagogique que cinématographique, ne faisait pas nécessairement honneur. Boris Lankosz paraît, dès lors, annoncer un renouveau. Le contexte choisi ne semble pas, de prime abord, s’émanciper avec la tradition mémorielle d’un certain nombre de pays du bloc soviétique : l’action de Tribulations d’une amoureuse sous Staline se situe, comme son titre l’indique, en 1952, quelques mois avant la mort du petit père des peuples. Le traitement de l’image et du sujet, quant à eux, sont radicalement différents des velléités réalistes et pamphlétaires. Ce premier film, avant d’être une mise en question de l’histoire, est un halo. Halo de lumière fardée qui empêche parfois toute distinction entre le décor humain et le décor matériel, halo de l’espace restreint dans lequel se meut la caméra, halo d’une époque dont le réalisateur n’appesantit pas la reconstitution par l’utilisation artificielle de « petits faits vrais ».
Boris Lankosz filme d’abord les multiples dimensions de l’intériorité : si Tribulations d’une amoureuse sous Staline se déroule essentiellement dans le huis clos d’un appartement, ses protagonistes sont d’abord des entités psychologiques : Sabina vit ainsi avec sa mère et sa grand-mère, et travaille dans une maison d’édition qui tente, peu ou proue, de publier ses auteurs sans être fichée comme déviationniste par les chantres du réalisme socialiste. Mais le film ne s’intéresse que peu, justement, à ce qui pourrait universaliser son propos : incapable de la moindre séduction ou du moindre débordement d’émotion, Sabina rejette les prétendants au mariage que lui présente sa génitrice, et tombe dans les bras d’un mystérieux inconnu en gabardine qui lorgne davantage sur Humphrey Bogart que sur l’uniforme de la police secrète polonaise. Bien que le ténébreux Bronislaw se révèlera plus politisé qu’on ne l’imaginait, la noirceur ambiante s’autorise quelques pointes d’humour et quelques dérives ‑réussies- au pays du suspense, voire du pastiche.
Varsovie semble vide, déshumanisée, comme son époque : mais la contextualisation n’est pas pointilliste. Quelques arrestations par-ci par-là nous rappellent la terreur de l’ère Bierut, quelques détails pratiques évoquent le traumatisme de la société polonaise ; cependant, c’est dans la mise en scène même des personnages que la représentation se développe. Sabina avale tous les matins la pièce d’or qu’elle cache à la police, contrainte, mais maligne. Préférer le mystère au manichéisme revient à définir la mise en scène comme une découverte progressive et sinueuse, et non comme une simple donnée relevant de la dualité description/monstration. Ce que filme Borys Lankosz, c’est la libération progressive, le contournement de la menace oppressante d’un cadre ‑politique et visuel‑, la naissance inévitable de l’individu. La seule erreur du film est justement de tomber, lors de quelques parallèles assez rares avec la Pologne actuelle, tournés en couleur, dans le symbolisme. Mais l’ensemble de ce premier film reste impressionnant de maîtrise, de liberté et d’onirisme. Espérons que le cinéma polonais revienne sur nos écrans dans de si bonnes dispositions.