Dans la grande tradition de l’adaptation littéraire, Marion Laine choisit pour son premier film la nouvelle flaubertienne à la noirceur légère Un cœur simple. Véritable adaptation comportant quelques changements discutables et quelques égarements narratifs, cette première œuvre mérite tout de même le détour pour ses interprètes remarquables et son sens de l’évocation spirituelle.
La Normandie est si belle qu’on en oublierait presque qu’elle contient chez Flaubert (et Marion Laine) l’horreur des frustrations et des cruautés humaines. C’est dans la région de Pont-l’Évêque, cœur battant du Calvados que Flaubert avait tissé la toile de son portrait. Comme toujours chez l’auteur de Bouvard et Pécuchet, l’humour est parsemé d’ironie, et la douceur parsemée d’amertume. Dans la peinture de la bienveillance, il ajoute des pointes de ridicule et de naïveté qui font de sa Félicité un symbole de bonté mais également de déterminisme social et humain. Destinée à aimer les autres et à être abandonnée par ces derniers, elle a la rêverie de Madame Bovary sans en avoir la bêtise, la candeur de Madame Arnoux sans en avoir la beauté. Adapter un conte si court en long-métrage comportait le risque, pas toujours balayé, de tirer sur la ficelle narrative et développer de trop les morales de l’histoire. C’est pourtant les visages et les corps de Félicité/Sandrine Bonnaire et de Mathilde/Marina Foïs, emprisonnées dans leurs décors et leurs rôles sociaux, et la sincérité de l’adaptation que l’on retient.
« À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique » : voici comment Flaubert décrit sa Félicité, servante de Mme Mathilde Aubain, ayant vécu une courte passion avec un paysan du cru, Théodore, qui a épousé une vieille bigote pour échapper à la conscription. Après sa déception sentimentale, Félicité décide d’entrer au service de Madame comme on entre au couvent : avec l’idée de la rédemption finale et de l’approche d’un autre bonheur, divin. Symbole de son envolée progressive vers le haut (dans tous les sens du terme), un perroquet, dont Julian Barnes fera un remarquable essai. La grande réussite du film est de parvenir à évoquer à l’image les aspirations et évolutions mentales de Félicité. Contrairement au cliché du romanesque purement descriptif qu’inspire Flaubert à ses méconnaisseurs, Félicité est un être simple dont il faut décortiquer chaque choix pour en comprendre la substance. Elle vit, en somme, de son « chagrin désordonné ».
Dans la façon dont Marion Laine filme Félicité et sa forêt en émoi, dans celle, aussi, de filmer l’enfermement de Mathilde dans sa propre médiocrité, on sent que la jeune réalisatrice a compris la substantifique moelle de Flaubert. Elle semble cependant un peu trop fascinée par l’œuvre : d’une part, Marion Laine a changé les noms des deux enfants de Madame ; Paul et Virginie (et l’on comprend aisément leur importance) sont devenus les moins symboliques Paul et Clémence. D’autre part, on sent qu’elle a perdu l’ironie que Flaubert mettait au service du portrait de Félicité devant la figure de Sandrine Bonnaire. Ceci étant dit, les deux actrices ont été extrêmement bien choisies : il n’était cependant pas évident de faire jouer la servante à Bonnaire et la grande dame à Marina Foïs. Cette dernière confirme un talent indiscutable déjà très remarqué dans le récent Darling tandis que notre Sandrine nationale, à l’image d’une Deneuve, ne rechigne pas, parfois pour le moins bien, à participer à des premiers films et à jouer, avec grâce, les êtres effacés.