À la manière des réalisations complémentaires Smoke et Brooklyn Boogie (1995), le réalisateur sino-américain Wayne Wang dessine ici, avec la subtilité qui caractérise son art, deux portraits féminins habités par la question du trouble identitaire, parcourus insidieusement de blessures secrètes et d’origines opaques. Adaptés de nouvelles de la romancière Yiyun Li, Un millier d’années de bonnes prières et La Princesse du Nebraska forment un diptyque focalisé sur deux jeunes Pékinoises immigrées aux États-Unis, affrontant la réalité américaine tout en étant rattachées quelque part à leur pays d’origine.
L’originalité du double récit de Wayne Wang offre à voir deux propositions de mise en scène qui se répondent et s’affichent comme des dispositifs ambivalents à travers lesquels on saisit toute l’ambition de ce projet (celui donc de sortir deux films en parallèle) plutôt original aujourd’hui. En stigmatisant la frontière physique et mentale de deux sociétés aux antipodes, les deux films qui prennent cadre aux États-Unis travaillent la question de la séparation, des fossés entre les générations et de l’écart entre les cultures. Le parcours de ces deux jeunes femmes âgées respectivement de vingt et trente ans, permet de faire circuler cette idée de frontière et la question d’une origine hybride, mise de côté par l’une ou bien définitivement abstraite pour l’autre.
Un millier d’années de bonnes prières nous plonge dans le quotidien de Yilan, trentenaire divorcée au regard mélancolique et songeur, que va faire basculer l’arrivée perturbatrice de son père, Mr Shi, pour une durée indéterminée. Mr Shi va ainsi s’immiscer dans l’existence de sa fille et agir sur elle comme une présence débordante. La figure de ce père qui observe, d’un œil assez naïf, les comportements d’une société à mille lieues du régime communiste chinois (ce qui réservera d’ailleurs des situations assez cocasses mais aussi des rencontres inédites) et le train de vie de sa fille va incarner le poids d’un passé et symboliser le corps de contraintes familiales dont Yilan a cherché à se désolidariser.
Les retrouvailles du père et de sa fille prennent la forme d’une distance palpable, d’une incompréhension mutuelle entre ces deux identités culturelles que dorénavant tout semble opposer. Les scènes de repas où les générations s’affrontent matérialisent à cet effet les formes de l’incommunicabilité, les stigmates d’un échange culturel douloureux tout en instaurant les répétitions d’un abcès qu’il va falloir percer. Le processus d’Un millier d’années de bonnes prières tend à faire écouler le temps de retrouvailles accrocheuses avant la prise de conscience du père que sa progéniture est désormais libre d’entendre le souffle propre qui la guide lentement vers son horizon à elle.
À travers ce film, Wayne Wang porte ainsi une réflexion sur une identité pesante, l’héritage d’un passé qui ressurgit fatalement et ne s’accorde plus avec les mœurs d’une société qui laisse l’individu seul face à son destin. La logique du film illustrera la ré-appropriation des devenirs de chacun et la difficulté à reconnaître, pour le père, l’autonomie d’une jeune célibataire qui doit mener une existence, au défi contemporain, libérée de la morale conservatrice et de racines dont elle est malgré tout le cœur et l’expression.
La structure de cette première fable malgré le bel échange entre Yilan et Mr Shi, la difficile et attachante voie de réconciliation qui se lie au fil du temps déterminent au film, du moins en son commencement, une certaine langueur, une difficulté à s’extirper d’un mutisme équivoque et d’un récit souvent empreint d’une logique scénaristique à la rigidité manifeste. Mais, peu à peu, le mouvement même du film trouve toute sa teneur délicate à travers le biais de ces scènes où le père observe, dubitatif, un monde se libérer (par le biais de sa fille qui le porte bien), s’organiser sans lui et continuer à tourner sans qu’il ait besoin de se retourner.
À cette construction bâtie en toute maîtrise avec l’aide d’acteurs professionnels, répondra la structure plus lâche et improvisée de La Princesse du Nebraska. Le deuxième ensemble de ce diptyque répond et rompt totalement avec le dispositif initial en reprenant à l’inverse les choix de mise en scène d’Un millier d’années de bonnes prières. Le deuxième film placé sous le signe d’une rencontre avec une personnalité fougueuse, adopte un filmage en écho à ce corps plus agité (une actrice non-professionnelle) et va conduire ici à un traitement plus poétique de l’image, à un type de récit plus en prise avec la réalité extérieure et ouvert sur la texture mouvante des choses.
La Princesse du Nebraska relate les divagations et les soubresauts d’une jeune effrontée qui, l’allure élancée et la plastique soignée, s’abîme dans un univers où elle est livrée à elle-même. La jeune femme originaire de Pékin et fraîchement arrivée à l’université américaine découvre qu’elle est enceinte à la suite de vacances passées en Chine, le père, ici totalement absent, étant resté au pays. Sasha demeure ainsi l’épicentre d’une jeunesse qui circule seule et sans entraves dans un univers qu’elle s’approprie par le truchement d’images vidéo enregistrées sur son portable. Sasha affiche un cynisme qui masque mal sa perdition et un détachement problématique vis-à-vis de cet être, en son sein, qu’elle est incapable de prendre en charge. Par rapport à la personnalité plus cadrée que représente Yilan dans Un millier d’années de bonnes prières, Sasha représente un esprit sans attaches par rapport à la morale de la culture chinoise et personnifie un être en phase avec le dénuement moderne, c’est-à-dire sans véritable origine assignable.
Wayne Wang poursuit donc cet électron libre dans les rues de San Francisco à la recherche d’un avenir qu’elle ne se résout pas à prendre en considération. Au gré des pérégrinations nocturnes où Sasha fait la rencontre d’une jeune prostituée qui la soutient, lui fait prendre conscience des illusions de l’argent facile et d’un statut de princesse convoitée idéalement, la jeune chinoise échoue dans l’envers du paradis. Bousculant une caméra portée, réceptacle de ses sautes d’humeurs et ses bifurcations aléatoires, la princesse, au visage confondant de pureté lorsqu’elle se réfléchit sur son écran de portable, sera rattrapée par la réalité lors de ce moment de respiration primordiale où elle va enfin devoir se fixer, comme revenue face à elle.
Mais, la forme improvisée de ce portrait concentre bien trop de séquences dans lesquelles les effets visuels surabondent, seraient à considérer comme de purs mouvements pénétrants si les passages concernés ne s’écartaient pas trop simplement de leur sujet. Réalisé en collaboration étroite avec son chef opérateur (Richard Wong), le film de Wayne Wang glisse parfois sur un terrain expérimental assez confus par lequel le film perd en consistance ce qu’il valorise par ailleurs esthétiquement en termes de recherches plastiques et de captures à la vocation documentaire.
Ainsi, les choix antagonistes que Wayne Wang propose au regard de ces deux récits formellement opposés peuvent par instants agacer par la forme stricte qui les structure, mais à les voir défiler ensemble et à les considérer comme une entité, on est plus à même de saisir la portée sensible de ce dialogue réversible, au propos cohérent et moins mineur qu’il ne le laisse présager. En bon sage philosophe doutant quelque peu des vertus d’une société contemporaine, Wayne Wang nous fait mesurer avec justesse l’impact d’un monde qui, censé rassembler les êtres, les pousse en réalité au déséquilibre et à l’esseulement, face auquel un échange verbal et fantaisiste sur un banc enveloppé par les bruissements naturels pourrait être une réponse salvatrice.