Documentariste talentueuse et primée dans de nombreux festivals dans le monde entier, Osvalde Lewat prend la caméra pour, de nouveau, donner la parole à des victimes oubliées. Son sixième film revient sur les exactions du Commandement Opérationnel, créé en 2000 au Cameroun, son pays d’origine. Un bel exercice de témoignage qui questionne la citoyenneté de chacun et s’interroge sur les conséquences de l’absence de démocratie.
Une affaire de nègres s’ouvre sur l’image d’un homme qui nettoie méticuleusement son fusil, puis, tire en l’air. Derrière, une famille entière, dans un paysage verdoyant, s’attelle à la préparation d’un enterrement. Images d’un immense trou béant, musique mélodieuse des oiseaux, femmes déclamant un chant traditionnel, parents portant la photo du fils disparu. Dans le trou, en guise du corps, c’est un tronc de bananier qui est enterré. Le fils, probablement mort, a réellement disparu. Il fait partie de ce millier (au bas mot) de victimes du Commandement Opérationnel du Cameroun. Une unité spéciale des forces de l’ordre camerounaises, créée le 20 février 2000 pour lutter contre le grand banditisme, et supprimée un an après devant les protestations populaires.
Au moment du tournage, l’enfant au bananier a disparu il y a quatre ans. Très vite, la voix off de la réalisatrice s’impose. Une voix partie prenante de l’histoire, une voix témoin, qui ponctue délicatement les images et le questionnement d’Osvalde Lewat, bien différente d’une voix informative. C’est la première fois qu’elle l’utilise dans un de ses films, « car je ne voulais pas m’exclure du film et je voulais montrer une prise de conscience assumée » nous explique-t-elle. L’intelligence de son film est précisément de démonter le mécanisme de prise de conscience de chaque acteur de cette « affaire. » Que faisait la cinéaste ce 20 février 2000 ? À dire vrai, elle ne s’en souvient pas vraiment. Comme aucun des personnages de son film, voire aucun Camerounais, ne doit se rappeler avec exactitude, pris dans le quotidien, occupé à vivre, voire à survivre. « Un peuple qui a peur ne se révolte pas, ne revendique pas » dit l’avocat des droits de l’Homme Momo Jean de Dieu, interrogé longuement dans le film, en guise d’explication. C’est ce moment charnière où les citoyens décident de prendre conscience d’une anormalité qui occupe Osvalde Lewat. En toile de fond, pour accompagner son propos, une citation de Wole Soyinka, prix Nobel de littérature nigérian. La phrase ne vient s’inscrire sur l’écran qu’à la fin du film, et pourtant, elle l’imprègne tout entier : « On dit des Africains qu’ils ne sont pas prêts pour la démocratie, alors je m’interroge : ont-ils jamais été prêts pour la dictature ? »
Si cette question rythme tout le documentaire, c’est qu’Osvalde Lewat n’a pas voulu simplement empiler les témoignages des parents de victimes. Témoignages qui, par ailleurs, possèdent une force brute, une valeur quasi historique tant ils relatent des faits méticuleusement disséqués, accouchés par la cinéaste à force de patience et de confiance gagnée auprès des témoins. Mais son questionnement va plus loin. Avec Une affaire de nègres, le propos n’est pas seulement centré sur l’horreur d’avoir laissé tuer des innocents, et la plupart des victimes du Commandement Opérationnel l’était. Le problème est comment un pays qui tue sans ménagement, qui n’offre aucune défense, aucun procès, à ses citoyens, y compris les coupables, peut avancer et sortir d’un régime autoritaire. Grâce au procédé très simple de témoignage précis, Osvalde Lewat parvient à soulever toutes les questions qui sous tendent les dysfonctionnements d’une société et d’un prétendu remède qui fut pire que le symptôme : comment la délation surgit à toute vitesse, comment l’individualisme prend le pas sur le sens collectif, mais aussi sur le sens commun.
Pourtant, parmi ces témoins, ce sont surtout les victimes qui ont la parole. Mais il suffit de leur dignité, de leur douleur aussi, face caméra, mais toujours filmée dans le respect, sans surenchère tire-larmes, et de l’appui d’un avocat des droits de l’homme qui croit, malgré les menaces, malgré la corruption, malgré l’absence de procès, en la justice, pour pointer la maladie de tout un système. Il suffit, aussi, de cet autre témoignage, « de l’autre côté » : celui d’un ancien militaire du Commandement Opérationnel, que la réalisatrice place devant ses contradictions, sans qu’il comprenne jamais ce dont il a été responsable. L’une des scènes les plus fortes du film est nocturne. L’ancien soldat, seul, éclairé par bribes de lumière, mime les actions du Commandement Opérationnel, rejoue les exécutions qui étaient son lot quotidien. La scène s’achève par un gros plan troublant sur le visage doux, presque simplet, de cet homme devenu bourreau sans même savoir pourquoi.
Une affaire de nègres, en plus d’être un témoignage historique nécessaire, démontre une écriture très personnelle, sincère et réfléchie. La réalisatrice possède un sens du détail et des petites choses sensibles qui reproduisent à l’écran un réel difficile, une réalité absurde et atroce, comme ces araignées posées sans bouger, sans qu’on n’y prête plus guère attention, sur les cadres abritant les photos d’un mari disparu. Elle manie avec grâce une manière de filmer ses témoins, tout en respect. Osvalde Lewat raconte à ce propos avoir évacué du montage final les images d’une femme, devenue folle, tiraillée entre culpabilité et déni, pour avoir dénoncé son propre fils au Commandement Opérationnel, simplement parce qu’il n’obéissait pas. Elle ne l’a jamais revu.
La dignité rendue à ses personnages, la réalisatrice veut aussi la redonner au Cameroun, son pays. Son parti pris esthétique, jonglant entre images très dures et somptueux jeux de lumières et de flous entre les gouttes d’une pluie incessante et dans les lumières de la ville, entreprend de montrer, aussi, la beauté du Cameroun. Des images ponctuées par le concerto pour clarinette de Mozart, musique d’Out of Africa, qui tournait dans la tête de l’auteur, sans qu’elle sache pourquoi, tout le temps du tournage. Entre beauté perdue et paroles de vérité, Une affaire de nègres s’achève par un micro-trottoir qui a quelque chose de désespérant, dans lequel on se rend compte que l’homme de la rue plaide pour un retour au Commandement Opérationnel. Seul l’un d’eux, costume-cravate, qui conclut le film, dénonce les exactions dont ce triste Commandement fut responsable. « Mon sujet n’est pas manichéen, explique Osvalde Lewat pour finir. Je voulais montrer que chacun était responsable ; ça trouve une explication dans la fin de mon film. »