À quelle « colonie » renvoie le titre du premier long-métrage de Geneviève Dulude-De Celles ? De prime abord, le terme semble désigner la petite communauté de pré-adolescents dont le film ausculte l’organisation et les fluctuations, alors que la jeune et farouche Mylia (Emilie Bierre) fait son entrée dans un établissement secondaire (l’équivalent québécois du collège et du lycée). L’attention prêtée ici et là par la réalisatrice pour capter quelques rites de passage (les devoirs faits entre amis, les soirées, les premières expériences sexuelles) rend autant manifeste l’influence d’une méthode issue du documentaire qu’elle souligne la prégnance d’un certain académisme directement hérité du cinéma indépendant américain (longue focale, caméra portée, primat de la contemplation sur l’action). L’intrigue, qui repose pour l’essentiel sur le rapprochement sentimental entre Mylia et Jimmy (Jacob Whiteduck-Lavoie), un jeune autochtone qui habite une réserve près de chez elle, suggère toutefois un autre sens, plus explicitement politique, du mot de colonie : c’est cette fois à la campagne québécoise elle-même qu’il fait référence, terre colonisée dont se sont vus dépossédés ses premiers habitants, les Indiens Abénakis. En faisant de la rencontre entre ces deux solitudes le nœud de son récit, Une colonie envisage le collectif moins du point de vue de ses rouages que de ses marges, quitte à réduire son propos à un plaidoyer naïf et adolescent en faveur des exclus, à grand renfort de phrases sentencieuses (« Si je deviens un jour comme les autres, s’te plaît, tue-moi »).
« Fuir ! là-bas, fuir ! »
C’est là le problème principal du film : s’il met en évidence que toute communauté se fonde sur la mise à l’écart de certains de ses membres, ce processus n’est jamais envisagé que de l’extérieur. Il interdit en ce sens à Mylia de saisir le fonctionnement du corps social dans toute son épaisseur, et donc de prendre en main son existence autrement qu’en assumant sa marginalité. Ainsi de deux scènes en miroir, situées à l’ouverture et au dernier tiers du film : la première montre la petite sœur de Mylia, Camille (Irlande Côté), aux prises avec une bande d’enfants venus l’humilier, tandis que dans la seconde, l’adolescente se trouve prête à quitter la piste de danse lors d’une soirée d’Halloween. Si leur contexte diffère complètement, elles sont néanmoins construites autour d’une même dynamique : le groupe y prend la forme d’un cercle balayé par un ou plusieurs panoramiques, de manière à anonymiser l’ensemble de ses membres, si bien que l’alternative laissée à Mylia consiste, chaque fois, à prendre part à un rituel qui la répugne ou bien à se tenir à l’écart. S’ouvrant sur un constat d’impuissance (Mylia s’est révélée incapable d’aider sa sœur) pour se clore sur le spectacle d’une singularité enfin assumée (elle quitte fièrement la fête), Une colonie porte ainsi en triomphe, peut-être malgré lui, une certaine idée du désengagement au sein de l’arène sociale.
Cet horizon apolitique est d’autant plus regrettable que, l’espace de deux très beaux plans, le film fait pourtant de l’indécision de son héroïne son véritable sujet. Par deux fois, Mylia se trouve en effet à l’intérieur d’un lieu où s’organise la vie de la communauté (une salle de classe, puis un bus scolaire), le regard tourné vers une vitre, en direction de personnages symbolisant la marginalité (un groupe d’handicapés mentaux, puis Camille – traitée justement de « débile » plus tôt dans le film). Par un habile jeu de reflet, les lignes de son visage botticellien s’estompent alors au point de devenir imperceptibles, effacées par la relation dialectique tissée par le plan entre le Même et l’Autre. En somme, s’affirmer comme individu aurait supposé que la jeune fille gagnât en épaisseur sans appartenir pour autant à l’un des deux partis dans lesquels elle ne se reconnaît pas. Issue que le film, hélas, n’envisagera jamais.