Frank Simon, accompagné de Roman Polanski, a suivi le temps d’un week-end le champion du monde de Formule 1 Jackie Stewart lors du Grand Prix de Monaco 1971. De cette expérience, le documentariste a tiré un film passionnant, inexplicablement tombé dans l’oubli – un passage au Festival de Berlin en 1972, et puis plus rien – que Polanski a décidé de ressusciter dans une version restaurée et enrichie d’une annexe contemporaine.
Portrait d’un champion
L’intérêt de ce Weekend of a Champion version 2013 ne tient pas tant au drôle de projet d’appendice mélancolique que greffe Roman Polanski à cette ressortie (une longue séquence de retrouvailles avec le pilote Jackie Stewart, plutôt dispensable, en guise d’épilogue) qu’à la découverte d’une exploration captivante du milieu de la course automobile. Pour restituer l’atmosphère de ce grand prix, Frank Simon a décidé d’adopter un minimaliste principe d’action, dévolu presque exclusivement à la captation de la parole véloce d’un champion automobile et de sa capacité à briller au cœur de la course. Par la voie documentaire se dessine alors, touches par touches, le portrait d’un autodidacte brillant.
Si le charisme d’un pilote aux réflexes impressionnants transparait dès les premières images du film, Simon se passionne davantage pour la précision millimétrique dont fait preuve Jackie Stewart dans la pratique de son sport. Chez Simon, le pilote est à la fois un gladiateur moderne au look 70’s, une rock-star qui électrise les foules, mais surtout – le point de vue est pour le moins original -, un scientifique de la vitesse. L’ambition du film serait presque dès lors de décrypter méthodiquement tous les aspects de la conduite et l’ensemble des finesses que se doit d’assimiler le pilote. Le véhicule, par exemple : chaque bolide a ses particularités structurelles – inclinaison du siège, forme du pommeau adaptée aux gestes du conducteur, types de pneus –, que le pilote apprend à dompter. La voiture est le prolongement du corps du sportif, l’extension de ses mains et jambes, un instrument avec lequel Stewart fusionne.
Course-reflet
Surtout, et c’est là que le film devient passionnant, ce corps-fusée est voué à se fondre dans les aspérités et les courbes d’un espace. Frank Simon met en scène cette capacité d’adaptation à la piste au cours de deux séquences reflétées l’une et l’autre dans la première moitié du film. Si, pour des raisons que l’on imagine techniques, les scènes de courses sont assez rares, et pour la plupart filmées du rebord de la route, Frank Simon donne à voir à deux reprises, sur un même tronçon de route, la façon dont Stewart se prépare pour la course. Tout d’abord, au détour d’un repérage des lieux, à bord d’une jeep, en compagnie de Roman Polanski. Puis, le temps d’une séquence où Stewart, plongé seul au cœur de l’action, effectue un simple tour de piste en guise d’entrainement.
Si dans la première scène le pilote explique comment il compte procéder pour la course du week-end – à quel moment aborder tel virage, la position que doit adopter l’automobile par rapport aux rebords de la route (si le pneu entre en contact avec le trottoir, c’est l’accident) -, la deuxième séquence livre quant à elle la mise en application des choix préalablement énoncés. De sorte que la virée hautement ludique du début de film (Stewart est un commentateur très affable et espiègle) est réduite à sa matérialité la plus brute dans ce plan-séquence où, pour la seule et unique fois du métrage, une caméra est fixée sur le bolide. La parole véloce d’un virtuose se soustrait alors au silence d’un sportif concentré, seul, et sous une pluie battante.
Le dédoublement de la même scène offre au spectateur l’exercice d’un jeu mental de superposition particulièrement astucieux, couplée à la sidération visuelle que procure ce spectacle d’un corps métallique projeté à pleine vitesse sur une voie déserte. Le pilote est immergé dans une tempête sonore, un tumulte auditif aux tonalités métalliques alliant au vrombissement du moteur la violence des rafales de vent. Simon figure ainsi un contrepoint nourri à la fois par la force d’un contraste (une muette mais assourdissante course remplace la virée calme et causante du début) et l’influence des intempéries sur l’expérience filmique : les trombes d’eaux altèrent le champ de vision – du pilote, mais aussi du spectateur –, le climat tumultueux fait office de bande-son.
Restituer et magnifier
L’importance que confère Frank Simon à ces paramètres météorologiques grandit tout au long du documentaire, jusqu’à la course finale que le réalisateur parvient à transcender par un sens assez malicieux de la narration. Le grand prix de 1971 est en effet sous la menace quasi-constante de la pluie dont l’impact non négligeable – tous les temps sont ralentis, le risque d’accident est accru – influe sur les choix stratégiques que doivent opérer les différentes écuries afin de remporter la course.
Pour exacerber la présence de cette menace potentielle, Frank Simon juxtapose à la captation de la course quelques visions du rocher de Monaco sur lequel planent de sombres nuages. Par la force du montage, le destin du champion ne semble plus tenir qu’à une épée de Damoclès climatique, suspendue à un fil de plus en plus tenu au fur et à mesure que s’approche la fin du grand prix. Si la dramaturgie est bien entendu limitée par la liberté d’action du filmeur (Frank Simon ne peut pas tout observer de sa position) et l’évolution de la course (Stewart, en bon favori, est en tête), le cinéaste réussit néanmoins à magnifier la restitution rigoureuse de la course d’un suspens non dénué de lyrisme.
C’est par ces quelques fulgurances que Weekend of A Champion dévoile la clef de sa virtuosité effacée : une habilité naturelle à enregistrer le réel et le sublimer par la précision d’un filmage discrètement inventif. Beau projet, belle exhumation.