Women Without Men présente, sur le papier, les caractéristiques d’un projet curieux et excitant : en 1953, l’histoire de quatre femmes iraniennes qui viennent se réfugier dans un verger paradisiaque, alors que la CIA et le Royaume-Uni tentent de monter un coup d’État pour renverser le régime élu démocratiquement du Dr Mossadegh. Ce synopsis laissait entrevoir une plongée passionnante dans les arcanes de la société iranienne, la place des femmes dans ce système, la façon dont les américains ont mis en place un régime qui a conduit à la république islamique que l’on connaît à présent. Ou comment un épisode de l’histoire iranienne très rarement abordé rencontrait des thèmes brûlants d’aujourd’hui : la liberté de la femme, l’islam et la possibilité d’un engagement politique et féministe. Cela restera malheureusement sur le papier.
Women Without Men se fait le relais d’un écueil finalement assez familier : quand les intentions formelles et esthétiques d’un réalisateur (ici, une réalisatrice) prennent le pas sur ce que l’on appelle de nos jours « la tyrannie du sujet ». Il est pourtant malheureux de constater que, sur la base d’un projet qui promettait un entrelacement de thèmes complexes, on puisse en tirer un résultat aussi pauvre. Cette tendance suresthétisante ne fait que renforcer l’impression d’une réalisatrice soumise au poids d’une histoire dont les enjeux semblent trop lourds à porter, et donne le sentiment que l’on ne fait que sommairement survoler ce qui aurait dû être la sève même du film. Cet écueil se traduit par des oppositions simplistes : Téhéran, théâtre d’une agitation populaire face à l’imminence d’un coup d’État, est mise en scène comme une ville déjà perdue, déjà morte, à travers l’utilisation de couleurs désaturées (quasiment du noir et blanc) pendant que le verger, lieu de renaissance et de liberté, est une jungle luxuriante aux gammes chromatiques extrêmement variées. Dans la même veine, l’ouverture du film donne clairement le « la », où l’on observe au ralenti une ombre noire (une femme voilée) prête à se jeter du toit de sa maison, sur fond de cris de la révolte iranienne.
Ces raccourcis formels ne sont pourtant que l’expression d’un scénario qui travaille une dialectique des opposés de manière très appuyée, et qui prend corps dans l’écriture des personnages. Chacune des femmes se trouve un antagoniste clairement déclaré pour y faire transiter la thématique de la libération de la femme : Munis versus son frère qui souhaite la marier à un homme qu’elle n’aime pas, Zarin la prostituée versus sa maquerelle, Fakhri versus son mari militaire qui ne lui porte aucune considération. Ce même mari qui trouve en un vieil ami de Fakhri, bel homme charmeur et cultivé, un antagoniste parfait pour se disputer sa femme, et ainsi de suite… Les dialogues ne sont pas non plus en reste, et l’on assiste à des discussions sur le thème de la justice où les phrases toutes faites semblent être l’apanage des intellectuels iraniens. Ces lapalissades pourraient être vaguement supportables si jamais Shirin Neshat semblait vouloir faire preuve d’une quelconque volonté à explorer les mécanismes de la révolte, donnant ainsi un peu d’épaisseur au contexte politique de l’époque, mais tout ceci est vraiment réduit à une portion congrue : quelques manifestations où l’on retrouve les sempiternels mêmes panneaux « Britain Go Home », l’avancée de la situation diffusée grâce à des bulletins radiophoniques, ou encore de la distribution clandestine de tracts par des activistes communistes.
Mais le véritable sujet, ce devrait être la femme libérée du joug de l’homme, comme l’annonce sans ambages le titre même du film. Passons rapidement sur le pur artifice scénaristique qui amène chacune des femmes à rejoindre le verger (il y a à vrai dire très peu d’explications à ce sujet, mais peu importe) pour se pencher sur la dimension métaphorique de ce jardin d’Eden. Dans le film, la souillure est apportée par Zarin, désormais ex-prostituée, qui fait fleurir et dépérir le domaine au gré de ses humeurs. Dans le dossier de presse, la réalisatrice explique que dans la culture iranienne, la figure du jardin est débarrassée de ces considérations bibliques, et plutôt considéré comme un lieu d’exil, d’indépendance ou de liberté. Dommage que le récit s’en tienne à ce pan strictement métaphorique, sans réellement mettre en scène ce que font (et surtout se disent) quatre femmes isolées des turpitudes du monde, et le regard qu’elles portent sur leur société et leur propre condition. Le problème reste le même, la réalisatrice s’en tient au survol d’une thématique pourtant profonde : dans une séquence où les femmes parlent autour d’une table, leurs paroles sont absurdement masquées par la musique. Une scène qui vient faire écho in fine aux paroles prononcées par la femme voilée au début du film : « Le silence, et rien d’autre. » Sur ce point comme sur les autres, Women Without Men ne fait vraiment pas avancer le schmilblick.