Young Yakuza peut s’apparenter à un film de commande. Une commande particulière. Un jour, à Paris, un chef yakuza rencontre Jean-Pierre Limosin dans un bar. S’ensuit une conversation de cinéphiles débouchant sur une pure et simple proposition du « boss » : faire un film sur la vie quotidienne d’un clan yakuza. Un peu interloqué, Limosin réfléchit et accepte le principe. Ce documentaire tente de dresser un portrait au jour le jour de l’organisation d’un clan mafieux japonais. Pas de projection d’hémoglobine ou de vengeance froide à l’image mais plutôt une cartographie du désespoir existentiel, aussi bien de la jeunesse nippone que d’une pègre en perte d’influence.
Jean-Pierre Limosin est un spécialiste du Japon. Il y a consacré une bonne part de son œuvre, notamment dans la description et l’analyse d’une certaine atmosphère, propre au pays et à ses artistes. Et ce, aussi bien d’un point de vue global et collectif, la mégalopole oscillant entre réalité urbaine et virtualité métaphysique dans Tokyo Eyes, que dans la vision plus personnelle et sensible (le portrait Takeshi Kitano, l’imprévisible). La construction de Young Yakuza est une sorte de synthèse de ces deux penchants, Limosin prenant le pari de partir d’une aventure individuelle pour l’englober dans un système organique. Naoki, jeune post-ado turbulent est confié par sa mère à un clan yakuza géré par M. Kumagai. Ce dernier va superviser l’insertion et le travail de Naoki, propulsé apprenti-stagiaire dans un collectif mafieux. En suivant de près les tâches et les formations auxquelles est confronté le jeune homme, Limosin tente de capter et retranscrire la teneur de la « vie officielle » d’un clan. Suite à un contrat moral passé entre Limosin et Kumagai, et comme le rappelle avec autorité ce dernier au cours du film, aucune scène dépassant le strict cadre du « travail de bureau » n’a été enregistrée. Ceci afin d’éviter quelques menus désagréments, pour les uns et pour les autres (les deux derniers cinéastes à avoir traité du sujet se sont retrouvés mutilés ou à la morgue…). De par ces conditions, le film ne s’attarde pas sur l’image en papier glacé de la mafia comme le véhiculent la fiction ou les médias. La vision est moins glamour, elle s’intéresse à la vie intérieure du clan : entretien des locaux, bains collectifs, service du thé auprès du « boss » ou préparation des repas. A priori, rien de plus palpitant qu’une plongée dans le monde ténébreux et mystérieux d’un apprenti en charcuterie. Ce refus du spectaculaire, obligé mais assumé, permet cependant à Limosin de proposer une réflexion plus générale sur l’état de la société nippone et de ses membres grâce à un traitement tout en finesse et en sensibilité : les individus se dévoilent, parlent et en disent long, presque sans y toucher, sur leurs détresses et leurs doutes.
La caméra suit dans un premier temps les premiers pas de Naoki dans le milieu et son insertion progressive et ritualisée. Il doit apprendre à dresser son corps et son comportement afin de se fondre dans la discipline séculaire yakuza. La caméra est proche, très proche. Elle suit avec minutie le déplacement des corps tout en gardant une distance de sécurité, un recul comme si elle tenait elle-même une forme de distanciation par rapport à des événements pour lesquels elle ne peut avoir d’empathie. On règle les gestes et les paroles pour s’incliner, pour baisser les yeux, pour servir. Naoki semble prendre son rôle à cœur et s’engage avec volonté dans l’apprentissage. Ce qui ne l’empêche pas, une fois le costume et le carcan défaits le soir, de se confier et exposer ses doutes à un ancien devenu son confident. C’est dans ces moments d’intimité que la caméra semble la plus lointaine afin de donner le plus grand élan possible aux paroles qui glissent difficilement, mot après mot. Sans plonger dans le pathos, le documentaire prend dans ses meilleurs moments une allure de constat désespéré d’une génération qui ne trouve pas de valeurs auxquelles se rattacher. Naoki a durant son adolescence perdu tout contrôle de ses actions et toute confiance en l’avenir, il a essayé de retrouver l’espoir et des raisons de survivre auprès d’un mouvement du crime, sacralisé et normatif. Les codes, les règles et le respect sacerdotal envers le patron semblent répondre à une demande paradoxale d’autorité. C’est une piste de réflexion pertinente et que le documentaire engage avec dignité et sans coup d’éclat en tentant simplement de poser la question de l’autorité et du crime comme réponses au désespoir. Des interrogations d’intérêt général jaillissent dans toutes les sphères de la société contemporaine : s’insérer ? S’intégrer ? Se conformer ?
La pègre, elle aussi, s’interroge et tente de s’adapter aux évolutions de la société afin de mieux répondre aux attentes d’éventuels membres. Le recrutement des jeunes est plus difficile qu’auparavant, leur influence et leur pouvoir plus circonscrits, les répressions policières et judiciaires plus violentes. Tout cela, c’est M. Kumagai qui nous l’explique le plus clairement du monde, les yeux droit dans la caméra. Il expose lui aussi ses inquiétudes mais semble surtout soucieux de présenter son clan au meilleur jour, de lui donner une allure respectable. C’est ainsi qu’il dédramatise l’envie de certains de quitter le groupe ou qu’il assure que la tradition de couper un doigt aux déserteurs fait partie du passé. Il met un point d’honneur à se soucier de ses ouailles, d’aller réconforter les veuves éplorées ou de transmettre des cadeaux aux membres enfermés en prison. Un visage presque humain se dessine à l’image. Réalité ou mise en scène ? C’est une question qui taraude l’esprit du spectateur à plusieurs reprises et c’est sans doute là l’une des limites d’une telle démarche documentaire. Accepter la commande d’un clan yakuza, c’est aussi s’exposer à relayer d’une certaine façon une ligne de communication préparée et voulue comme attrayante et rassurante. Il est vrai que l’on ressort du film plus effrayé par la vacuité de l’existence et de la société en général que choqué par les méthodes et les pratiques des yakuza. Difficile cependant d’en tenir rigueur à Limosin ou de lui en vouloir de ne pas avoir jouer avec sa propre vie… Cet entre-deux, entre réalisme documentaire et mise en scène promotionnelle, est vite contrebalancé par l’éthique humaniste de Limosin qui semble d’abord et avant tout plus intéressé par les destins individuels, emplis de souffrances et de non-dits, que par une description minutieuse de l’empire tentaculaire des yakuza. Limosin nous entraîne avec lui dans cette quête d’humanité, dans cette recherche de la particularité individuelle au sein d’un système organiciste et aliénant.