Des puits d’extraction de gaz éclairés dans la nuit, des barbelés qui délimitent la propriété privée qui les abrite dans l’immensité nue de la Patagonie… Ce qui marque d’emblée dans Zona Franca, ce sont les qualités plastiques du film. De bout en bout, l’image est magnifique, sombre, dense. Les paysages locaux aident par leur beauté aride, éminemment cinégénique, mais Georgi Lazarevski ne fait pas dans la carte postale. Au contraire, la grâce de son long-métrage, le réalisateur la puise dans une volonté de ne jamais tomber dans la pure illustration et de resserrer au maximum le cadre.
Trio
Pour évoquer la région autour de Punta Arenas, province chilienne enclavée du détroit de Magellan, il se concentre sur trois personnages. Le premier est chercheur d’or. Lazarevski se fait Depardon pour écouter les mots empreints de solitude de ce presque ermite passionné de dessin.
Le deuxième est une gardienne de cette fameuse Zona Franca, plus grand centre commercial de Patagonie, installé au cœur de Punta Arenas. Là Lazarevski tend vers un dispositif très conceptuel, quasi d’art contemporain. Il filme cette jeune femme isolée dans sa guérite, sans lui poser aucune question. Il nous la montre simplement qui regarde la télévision, faire du tricot, bref s’ennuyer ferme. Jamais la Zona Franca que cette gardienne protège n’est réellement montrée, elle est résumée à une série de portes dont on voit la jeune femme vérifier qu’elles sont correctement fermées, point de vue intéressant qui fait de la zone commerciale un repère aussi central — économiquement pour cette région — qu’anecdotique — dans l’intérêt de la représenter autrement que de façon abstraite (une zone commerciale ne ressemble à rien moins qu’une autre zone commerciale).
Le dernier membre du trio est un chauffeur poids lourd. En sa compagnie, Lazarevski visite un ancien abattoir devenu hôtel de luxe. Le père de ce routier a travaillé dans cette gigantesque usine à viande. Il raconte face caméra l’envers moins glorieux de cette industrie de l’or blanc — le bétail — qui a fait vivre la région pendant des décennies : les grèves réprimées par une violence sans limite, les viscères récupérées par les employés pour pouvoir manger à leur faim… Le contraste entre son récit et la préciosité du décor est sidérant.
À chaque changement de protagoniste, Georgi Lazarevski adapte son filmage (majorités de gros plans avec le chercheur d’or, caméra plus à distance avec le chauffeur poids lourd…) et sa manière de mener les interviews. Le documentariste parvient à rassembler des éléments disparates du réel sans jamais perdre néanmoins en cohérence. Le film en est étonnamment hybride.
Éthique
Et puis hasard du tournage, une grève éclate à Punta Arenas. La population locale proteste contre l’augmentation du prix du gaz fixée par le gouvernement central. Lazarevski s’appuie sur le réel pour élargir son propos. Le blocage des routes entraîne une confrontation avec les touristes chiliens et internationaux venus découvrir la Patagonie. Filmées caméra à l’épaule, les séquences sont d’une tension inouïe, déployant ce que le film avait mis en place précédemment de manière plus posée.
Le chauffeur poids lourd devient l’un des leaders de la contestation. Lazarevski le suit dans ce conflit qui prend des proportions dramatiques avec l’intervention de l’armée et de la Croix Rouge. Alors que la grève s’éternise et que la fatigue gagne les protestataires, Lazarevski filme le chauffeur poids lourd seul dans son camion. Il lui demande si pour lui la dureté du blocage se justifie. Le chauffeur poids lourd dit vouloir prendre un peu d’eau avant de répondre. Il quitte l’habitacle. Lazarevski continue de filmer, sa caméra s’attarde sur les objets présents sur le tableau de bord, des photographies… etc. Le routier revient et lui dit que cette grève vient de loin, plus loin que sa vie-même ou celle de ses parents, de trop d’années d’exploitation, de la colonisation dans le sang de ces terres indiennes. Le fait que Lazarevski laisse ce temps suspendu, fait vivre cet instant de réflexion, quand il filme et quand il s’est retrouvé en salle de montage, est un geste cinématographique magnifique d’émotion et d’intelligence. Rivette parlait d’affaire de morale à propos du malencontreux travelling de Pontecorvo dans Kapo. Sur ce plan, Lazarevski est d’une éthique irréprochable, en n’objétisant pas son protagoniste, en laissant de l’espace à l’humain.