En matière de cinéma expérimental américain, c’est à New York, semble-t-il, que l’histoire s’est écrite. La côte Ouest n’est pourtant pas en reste : c’est bien en Californie, entre Los Angeles et San Francisco, qu’ont œuvré Bruce Baillie, Bruce Conner, Chick Strand… et Pat O’Neill. Cinédoc nous rappelle aujourd’hui la singularité de ce cinéaste délicieux, assez méconnu, en éditant trois de ses films en DVD – une première en France.
Water and Power (1989), Trouble in the Image (1996) et Horizontal Boundaries (2008) défient souvent la description verbale par l’extrême complexité du flux d’images qui les composent. Pat O’Neill a toujours prisé la surimpression et toutes les formes d’animation possibles – de la pellicule grattée au time-lapse. Il a également mis au point, dès les années 1970, un système de caméra portable pilotée par ordinateur, lui permettant de filmer les paysages californiens au gré de mouvements étrangement rectilignes. Dans ces trois films, ces différents procédés se trouvent combinés jusqu’au vertige. Ce qui fait l’essence même du cinéma – sa capacité à photographier à intervalles réguliers afin de recréer le mouvement – est ici exploité de façon intensive, jusqu’à la subversion.
L’image élastique
Si Pat O’Neill a inventé une façon unique de pratiquer le cinéma et a ainsi questionné la nature même de ce médium, ses films sont bien loin du cinéma structurel d’un Michael Snow ou d’un Paul Sharits. À l’inverse du minimalisme de leurs films, Pat O’Neill construit de tels agglomérats de mouvements qu’ils confinent presque, parfois, à l’immobilité : comme si, au lieu d’être face à ces flux désordonnés, nous étions en eux, dans une sorte d’immanence étrange. Mais cet effet rejoint finalement le structuralisme : comme Paul Sharits par le flicker, O’Neill détruit par la saturation la notion même de plan. Il produit des images illimitées, où le temps et l’espace semblent élastiques. Les mouvements sont emboîtés les uns dans les autres de façon ludique : vue accélérée d’un paysage, lui-même vu par le prisme des déplacements programmés de la caméra, à laquelle s’ajoutent en superposition d’autres images animées ; personnages dont la silhouette est découpée dans la chair d’une image de found footage qui continue à vivre… Dans Horizontal Boundaries (2008), le cinéaste inscrit les frontières de l’image au sein même du cadre, pour mieux les effacer : évoquant à la fois un projecteur fatigué et le balayage vertical de l’image vidéo, un plan de forêt se déplace de façon cyclique du haut vers le bas de l’écran ; en surimpression, un plan sur un paysage montagneux vient ajouter de nouveaux mouvements à l’image : panoramique horizontal de la caméra, locomotion accélérée des nuages.
Un cinéma composé
Le son joue lui aussi un rôle essentiel dans ces trois films. Tantôt la musique, en accompagnant le time-lapse, donne l’impression que l’image danse – un moment magnifique montre des vagues en plein ballet. Tantôt c’est le langage qui s’en mêle, venant ajouter à d’innombrables couches d’images des superpositions des dialogues de films, qui contribuent à l’effet de saturation sensorielle recherché. Le mouvement, s’il est constant, est pourtant modulé au fil de chacun de ces films. L’intensité du flux sensoriel ne cesse d’évoluer et le rythme des œuvres se joue autant sur le plan horizontal que sur le plan vertical : de trois couches d’images et deux de sons, on peut ainsi se retrouver brutalement face à une image simple, ou face à un écran noir, en la seule présence de bruitages et de texte en lettres blanches. Le travail de composition souvent extrêmement complexe mis en place par le cinéaste à chaque instant T est ainsi redoublé de fluctuations à l’échelle du film.
Esthétique de la démultiplication
En plus de refléter le cinéma par la mise en valeur de son caractère mécanique, Pat O’Neill le cite sous d’innombrables formes. Ici la destruction d’un décor qui semble destiné au tournage d’une adaptation de Lovecraft. Là, des bandes-son samplées, des images de films hollywoodiens retravaillées, redessinées, la lecture d’un scénario… La lumière, source de l’image cinématographique, est elle-même prise pour objet dans ces plans où l’on peut observer en accéléré la façon dont ses rayons se déplacent sur des paysages naturels, urbains, ou hybrides – ces derniers intéressant particulièrement le cinéaste. Pat O’Neill met en exergue le pouvoir structurant de la lumière, sa capacité à décliner un lieu unique en une infinité de compositions de visible et d’ombre. Tout, ici, concourt décidément à révéler le potentiel explosif de chacun des éléments qui composent un film.