Night Sweat (2008), premier court-métrage du coffret Siegfried A. Fruhauf récemment édité chez Re:voir, s’ouvre sur l’image d’une forêt à laquelle succèdent des plans rapprochés qui laissent entrevoir des vibrations de pixels. Quelque chose grouille dans la matière de ce film hybride, réalisé sur format Hi‑8 (analogique) et Mini DV (numérique). À sa moitié, des éclairs frappent violemment le paysage et interrompent le calme relatif des premiers instants. L’énergie jusqu’à présent canalisée jaillit et se déchaîne, livrant une série de visions chaotiques dans lesquelles le foudroiement des éclairs malmène l’œil et l’oreille, avant qu’un plan sur la Lune et ses cratères n’évoque un globe oculaire qui aurait été lacéré par le déchaînement de lumière venant d’avoir lieu. Parfaite entrée en matière pour découvrir le travail de Siegfried A. Fruhauf, la forêt de Night Sweat apparaît comme un espace interstitiel à l’origine d’un bouleversement de la vision. Dans Wood Land & Power Pole (Deconstruction) (2001), proposé dans les bonus du coffret, le cinéaste fait également du motif de la forêt un réseau désordonné de lignes qui se confondent et s’entremêlent, puis dresse plus loin un parallèle entre les stries dessinées par les troncs d’arbres et des plans de pylônes électriques. Le cinéma de Fruhauf repose tout entier sur cet entre-deux : d’une part entre le figuratif et l’abstrait, et de l’autre entre les formes naturelles et celles qui résultent d’une intervention humaine. La majeure partie de son travail repose sur un passage quasi systématique de l’un à l’autre, en partant souvent d’une image fixe avant de la transfigurer ensuite de manière plus ou moins drastique. Still Dissolution (2013) peut être lu à cet égard comme un manifeste. Ce court-métrage, d’une durée de deux minutes, montre plusieurs paysages qui gonflent peu à peu sous l’effet de la chaleur, différentes protubérances se développant à la manière de tumeurs plastiques jusqu’à recouvrir l’entièreté du champ. L’exposition lumineuse nous empêche de contempler l’espace qui nous était au départ présenté, tandis que la chair du celluloïd devient elle-même le sujet du film. Fruhauf s’intéresse ainsi moins au paysage en tant que tel qu’à la manière dont il est, au fond, regardé comme une image. Dans l’abécédaire proposé au sein du coffret, fruit d’un entretien entre le cinéaste et Christa Blümlinger, Fruhauf affirme que « toute observation de la nature ou du paysage représente déjà une intervention, et peut ainsi enclencher un processus de modification aux effets réciproques, à la manière dont, dans la physique quantique, toute mesure influence le mesuré ». En d’autres termes, le simple fait de regarder un paysage revient à le transformer.
À partir de ces remarques préliminaires, il est possible de dresser un rapprochement avec un autre cinéaste expérimental, attaché lui aussi aux relations entre nature et abstraction, mais aussi entre paysage et transformation. Contemporains, Siegfried A. Fruhauf et Jacques Perconte ont tous deux commencé à réaliser des films à la fin des années 1990, et partagent la même préoccupation à l’égard de nouvelles modalités (numériques) de vision et de figuration. On retrouve chez eux une propension à tracer une ligne entre le naturel et le technique par le biais de métamorphoses plastiques frappantes, les deux cinéastes s’étant communément éloignés, au fil des années, de l’image du corps au profit du corps de l’image. Le parallèle, bien qu’assez fertile, a toutefois ses limites. Les films de Fruhauf s’inscrivent en effet dans deux lignées très distinctes de celles, picturales et documentaires, caractérisant le travail de Perconte. D’une part, Fruhauf perpétue la tradition expérimentale autrichienne, l’un des viviers les plus importants du cinéma d’avant-garde au sein duquel on compte Peter Kubelka, Kurt Kren, Peter Tscherkassky ou encore Martin Arnold, avec des films communément portés sur la disjonction et la déstructuration du matériau filmique. D’autre part, le cinéma de Fruhauf se rapproche d’un autre pan du cinéma expérimental, avec laquelle l’école autrichienne entretient des liens étroits : celui du flicker, dispositif reposant sur le clignotement et le scintillement épileptique de photogrammes, qui par là révèlent la discontinuité inhérente du processus filmique. Ces deux influences majeures guident la manière qu’a Fruhauf de proposer une autre façon d’observer la nature, qui n’est en l’occurrence pas directement rattachée à la contemplation picturale : dans ses derniers films, les paysages et les formes se métamorphosent et entrent en collision à une vitesse parfois délirante. D’où notamment que la découverte de ses films relève bien souvent de l’épreuve optique. Le montage et les superpositions se succèdent à un rythme quasi insoutenable, et les images se révèlent parfois indiscernables, livrant « un spectacle [qui] entend s’offrir à nous tout en ne cessant de se dérober à notre regard ».
L’œil en transit
C’est en suivant ce principe d’accélération, à travers lequel la rapidité ahurissante du montage produit des visions de plus en plus incertaines, que l’œuvre de Fruhauf livre ses configurations les plus remarquables. Trois films se démarquent à ce titre dans la sélection proposée par les éditions Re:voir. En remodelant une photographie de forêt dont la composition ouvre sur un abîme (une ligne de fuite, tracée par un chemin de terre, s’élance vers la profondeur de champ), Fruhauf combine avec Vintage Print (2015) des techniques analogiques et numériques pour créer une série de transfigurations inouïes. L’image change de couleur, apparaît en négatif ou pivote horizontalement et verticalement pour mieux jouer avec la persistance rétinienne du spectateur. Le cadre de la forêt, si cher à Fruhauf, devient ici l’écrin d’un enchevêtrement plastique propice à l’hallucination et à la paréidolie (tantôt des visages émanent de la végétation, tantôt une masse noirâtre nimbe la scène d’une dimension surnaturelle, etc.). La trajectoire que dessinent ces différents tremblements s’inscrit certes dans un passage du figuratif à l’abstrait, puis dans l’exposition d’un motif reconnaissable à sa dissolution au fil du temps, mais aussi dans une transition de la fixité au mouvement, de l’immanence de l’image à ses propriétés instables. La forêt est chez Fruhauf le terreau d’un cinéma frémissant qui s’attelle à déployer sous nos yeux l’énergie et la vie des images, jusqu’à leur propre épuisement. Une fois la photographie initiale dissoute en une masse spongieuse, des stigmates circulaires dessinent des cratères sur la surface des photogrammes et renvoient, comme Night Sweat, à la forme d’un œil. D’une forêt à une surface aux contours lunaires, une trajectoire se rejoue : celle d’un paysage que le regard examine, pénètre puis métamorphose jusqu’à s’y imprimer.
On retrouve un cheminement analogue dans Water and Clearing (2018), court-métrage de cinq minutes dans lequel Fruhauf filme en plan rapproché un sceau qu’un individu, maintenu hors champ, transporte en direction d’une source d’eau située au milieu d’une clairière. Tout autour, une forêt inquiétante semble provoquer le surgissement d’images succinctes des environs, en négatif ou plongées dans une troublante obscurité. Des arbres, un puits, des pommes de pin ou encore de la boue apparaissent de façon répétée tandis que le sceau, une fois arrivé à destination, se remplit d’eau. Ce sceau, c’est évidemment notre œil qui se gorge et bouillonne d’images jusqu’à ce qu’il déborde avant d’être vidé au moment où le film s’apprête à s’achever. Et l’eau qui coule, le cinéma dans sa plasticité absolue : liquide plutôt que rigide, souple et instable plutôt que figé et solidifié.
Fantômes et abstractions
Conceptuel, le cinéma de Fruhauf l’est assurément, mais il n’en appelle pas moins à une expérience profondément sensible et physique des images et du son. Le visionnage d’un flicker produit bien souvent une réaction viscérale du corps et du regard, mitraillé de jets lumineux au point, parfois, de ne plus être en mesure de les supporter. Il serait toutefois regrettable d’y opposer une résistance de principe : si l’on se laisse porter, l’agression initiale peut tout à fait se transformer en un superbe voyage. C’est le cas dans le magnifique Phantom Ride Phantom (2017), probablement le film le plus marquant du coffret. Constituant une sorte de diptyque avec Vintage Print, Phantom Ride Phantom s’attache à transformer une même image fixe, en l’occurrence la photographie d’un chemin de fer à l’abandon et recouvert de fleurs, à l’aide de vibrations subliminales déchirant la stabilité de l’image initiale. Tandis que l’avancée d’un train sur la bande-son accompagne la transformation de la photo, des split-screens et des jeux de miroir d’une rare virtuosité morcellent un cadre hanté par la fragmentation de la vision à l’âge de la modernité. Le film rappelle à cet égard un corpus spécifique du cinéma d’avant-garde, porté sur le motif du train (en particulier Death Train de Bill Morrison et Georgetown Loop de Ken Jacobs), et renvoie également, par le recours à la superposition, aux images musicales et éthérées de Paul Clipson, chez qui des surimpressions déstructurées et instables s’accompagnent épisodiquement d’images d’une netteté déroutante. Chez Clipson, un œil net, filmé de très près, se superpose par exemple à des scintillements lumineux et floutés à la fin de Hypnosis Display (2014). Dans Phantom Ride Phantom, cet œil devient le nôtre : il est toujours possible de reconnaître les formes qui surgissent (arbres, chemins de fer, paysages, tunnels) sans pour autant parvenir à les distinguer les unes des autres, la moindre image étant systématiquement ravalée par l’avancée tonitruante d’un montage à l’inspiration cubiste, qui tend à multiplier les perspectives en une série de mosaïques déstructurées. La radicalité du cinéma de Siegfried A. Fruhauf dont témoigne Phantom Ride Phantom n’en fait certes pas la porte d’entrée la plus accessible du cinéma expérimental contemporain, mais ce voyage fantomatique, entre clarté et indistinction des motifs, synthétise à bien des égards ce qu’il est question d’investir dans cette esthétique de l’éclipse : les confins et les abysses d’une vision ouverte au surgissement de l’abstraction.