En cette période troublée pour le paysage médiatique, où le reportage de fond, l’analyse et le terrain perdent précisément du terrain au profit de l’instantané, de la vitesse, de l’information brute et continue, la sortie DVD d’un film sur Camus est revigorante. Mieux : salutaire, juste après le décès d’un autre grand témoin du siècle précédent, résistant « indigné », Stéphane Hessel. Albert Camus, le journalisme engagé est une plongée dans la trajectoire d’un homme, à la recherche de la signification d’un mot – « engagé » – souvent galvaudé.
Pour le centenaire de la naissance de Camus, la sortie en DVD du film de Joël Calmettes retrace le journaliste qu’il fut. En commençant son film par les images du discours de Camus pour l’obtention du Prix Nobel de littérature, le réalisateur amène deux affirmations, qui vont conduire son film : résolument écrivain, Camus arrive au journalisme par hasard ; ce hasard, néanmoins, générera aussi la passion d’une vie, qu’on peut lire, à rebours, par les grands principes qui ont toujours guidé Camus et énoncés dans ce fameux discours du Nobel : « le refus de mentir sur ce que l’on sait » et « la résistance à l’oppression ».
De facture très classique, le documentaire alterne images d’archives – de Camus, d’Alger, des montées des fascismes, de la Libération et du Paris d’après-guerre qui oublie la misère dans les caves à jazz de Saint-Germain-des-Prés –, et interviews inédites, toujours très anglées sur l’engagement du journaliste : les incontournables Benjamin Stora et Jean Daniel, bien sûr, mais aussi l’historien du journal Combat Yves-Marie Ajchenbaum, la résistante du réseau du même nom Françoise Seligmann, ou encore Yassef Saadi, combattant du FLN, et Robert Gallimard, maison où Camus devient lecteur en arrivant dans le Paris d’avant-guerre. Le récit est pris en charge par Joël Calmettes lui-même, d’une belle voix profonde, s’adressant directement à Camus ; il raconte, il conte, avec bonheur, comme s’il avait posé un livre sur ses genoux.
Suivant une trame chronologique, le film procède par thématiques successives, replaçant ainsi l’engagement camusien dans l’histoire du siècle et les idéologies qui l’ont traversé : l’Algérie, sa terre natale, celle qui sera, ensuite, sa douleur, et le « reportage originel », Misère de la Kabylie ; son inconfortable position de pacifiste à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés du communiste Pascal Pia, qui l’a embauché au journal Combat ; les idéaux à l’épreuve des faits (Hiroshima, le goulag…) ; la bataille, par journaux interposés, avec François Mauriac du Figaro à propos de l’épuration des collaborateurs ; son retour, dans l’urgence, dans l’Algérie qui s’engage dans la guerre de libération et le témoignage horrifié des massacres de Sétif et de Guelma. Son impuissance, aussi. Sa position pacifiste, celle du « parti de la trêve », une fois de plus incomprise. « Il était déjà désespéré. Il connaissait trop bien l’Algérie pour ne pas savoir que c’était trop tard », dit Germaine Tillion, l’ethnologue exploratrice des Aurès. Résonne alors cette phrase du début du film, qu’il écrit à son professeur de philosophie Jean Grenier au moment de son tout premier engagement à Alger républicain, à 25 ans : « Vous savez mieux que moi en quoi ce métier n’est pas satisfaisant.»
L’exercice du journalisme, ce sera l’exercice d’une vocation : celle de « porter la plume dans la plaie » selon la formule d’Albert Londres, autre illustre reporter. Écrire, c’est, ainsi, ne pas rester prisonnier de théorie et de carcans idéologiques. Trouver un « nouveau ton », clair, juste, celui des éditoriaux de Camus dans Combat, que les gens lisaient dans le métro, à la libération, après qu’il soit passé par la censure. En creux, c’est aussi une petite histoire de l’indépendance de la presse qui se dessine dans ce beau documentaire, où l’homme Camus intime est évoqué par touches : la tuberculose qui le ronge depuis tout jeune et qui le réforme du champ de bataille, son goût de la camaraderie, de l’équipe, son goût, aussi, des femmes.
Le film, qui se serait aussi parfaitement suffi à lui-même, est accompagné de deux entretiens passionnants autour de Combat : la résistante Françoise Seligmann, membre du réseau de résistants, et l’historien Yves-Marc Ajchenbaum, historien du journal éponyme.