L’Espagnol Bigas Luna n’a pas perdu ses esprits sous le soleil brûlant de Los Angeles : film atypique dans sa filmographie, entièrement écrit aux États-Unis, Angoisse fait de l’œil à ses ainés. Mais l’approche de Bigas Luna, baroque et surréaliste, s’avère suffisamment ambitieuse pour questionner son geste et l’attitude du spectateur.
Combien sommes-nous à considérer la salle de cinéma comme un refuge, un espace isolé, paisible et feutré qui protège des agressions de l’extérieur ? À ceux-là, on conseillera l’expérience d’Angoisse, un film d’horreur qui répond avec pragmatisme à l’impératif de la peur au cinéma. Ressentir de l’anxiété pour un personnage de slasher est une chose, mais le danger est souvent atténué par la distanciation qui s’installe entre l’écran et le spectateur : autre terres, autres mœurs, en somme.
À première vue, Angoisse ne révèle rien d’autre qu’un hommage un peu vain : sa situation initiale fait d’une mère (Zelda Rubinstein) un tyran et de son fils (Michael Lerner) un meurtrier, comme dans le Psychose d’Hitchcock. Le film, écrit lors d’un séjour à Los Angeles, témoigne toute l’estime que Bigas Luna porte aux slashers outre-Atlantique, lui qui devrait être plus proche des gialli européens. Mais le décor (créé par Gaudí) de la scène d’introduction, ainsi que l’inquiétude sourde diffusée par la mère du tueur, annoncent d’emblée un délire baroque qu’une réalisation plutôt conventionnelle ne laissait pas entrevoir. Ainsi, une scène d’hypnose prodiguée par la mère à son fils le transforme en tueur, mais fait aussi de l’écran un miroir, et du spectateur un voyeur de sa propre insécurité. La présentation du film (au pas de course !) par Fausto Fasulo, rédacteur en chef de Mad Movies, pourra éclairer sur l’imagerie du film. Les plans d’un oiseau et d’un gastéropode, l’animalerie du meurtrier, sont de ce point de vue d’un symbolisme limpide mais efficace : le tueur en veut à vos yeux.
En superposant les écrans, Bigas Luna pioche à la fois dans Fenêtre sur cour et dans Les Griffes de la nuit, Wes Craven rendant lui-même un hommage à Angoisse dans Scream 2. Loin d’être une simple pirouette scénaristique, la mise en abyme est pour Luna l’occasion d’une expérience complète. En montrant tantôt des meurtres, tantôt des images de spectateurs mal à l’aise, Bigas Luna pousse au mimétisme et à l’immersion. Quand l’écran se change en un miroir, c’est pour mieux enfermer dans cette boîte qu’on croyait refuge, et alors l’angoisse sourd effectivement. Dommage que le DVD soit amputé du fameux carton d’introduction qui qualifiait le film de « dangereux » en raison de cette expérience complète. En plus, fermer les yeux n’y change rien, puisque le réalisateur a ajouté à son film des sons subliminaux pour que le public se sente un peu plus mal à l’aise. Les films-annonces de l’époque, disponibles en quantité sur le DVD, capitalisent d’ailleurs à fond sur cette « immersion » à mi-chemin entre la fête foraine et le trip à la Timothy Leary.
On aurait de toute façon bien tort de détourner le regard, tant la photographie adopte elle aussi le jeu du concept à l’origine d’Angoisse : si les deux actions parallèles se distinguent d’abord par des codes visuels très contrastés (tranchant du thriller d’un côté, exubérance du slasher de l’autre), ceux-ci tendent à se rejoindre au fur et à mesure de l’avancée de l’action. Le meurtrier perd progressivement la vue, il en va de même pour le spectateur et ses repères. Autre moyen d’influencer le public, la mise au point permet à Luna de mettre en valeur certains éléments au détriment de l’arrière-plan baigné dans un flou léger, comme si la caméra était myope. Pas d’étonnement lorsque l’on apprend que Bigas Luna voulait réaliser Angoisse en 3D. En découpant les silhouettes de ses spectateurs, il aurait encore un peu plus brouillé les frontières.