La sortie Blu-Ray de Béhémoth, dont on regrette encore une fois l’absence de distribution en salles, offre l’occasion de rajouter, en marge de l’article consacré au film, quelques éléments de réflexions témoignant des importants débats qu’il avait suscités après sa projection à Venise.
Les anneaux du Béhémoth
On quitte Béhémoth avec un sentiment de sidération. Le film, qui montre l’exploitation minière de la Mongolie, livre des images tellement puissantes qu’elles en deviennent hallucinatoires : une carrière de minerai embrassant l’horizon tout entier, des montagnes qui explosent, ou qui brûlent, une famille mongole et ses chèvres sur un lambeau de plaine au bord du gouffre… Ce portrait de la « terre brisée » nous renvoie à l’une des conséquences de l’hubris dans la tragédie grecque, à savoir cet instant où les agissements de l’homme mettent à mal l’ordre du monde lui-même.
La force du parti pris de Zhao Liang consiste alors à tenter de rendre intelligible la destruction absolue à travers le prisme de l’allégorie. Celle-ci sert à nommer ces dynamiques dont l’homme est à l’origine et qui semblent pourtant défier son entendement, voire l’entraîner à son insu. Et en effet, l’image du cratère, tout en courbes et spirales, nous rappelle que derrière l’évidence de la destruction et de la fissure, se tiennent la « complexité, la sinuosité et la pluralité du […] Béhémoth ». Il s’agit donc de montrer aussi bien l’immensité de la destruction que son origine insaisissable, ce « monstre » figuré par l’image d’un serpent glissant entre les gravats.
Pouvoirs de l’allégorie
Un tel traitement allégorique constitue le fil conducteur du film, et son impact se fait sentir aussi bien au niveau de la structure que du rapport aux images. Béhémoth est d’abord une narration du réel sous la forme d’un voyage mental : c’est à travers la voix d’un homme nu de dos dans un paysage éclaté, que l’on parcourt – littéralement et métaphoriquement – l’étendue du désastre. Une étendue qui nous est présentée à travers le recours à une cosmologie religieuse : en partant de cet épicentre qu’est le cratère de la mine, la narration nous emmène aux confins du gouffre grandissant, dans les limbes, ces plaines herbeuses où vivent les dernières peuplades mongoles, avant de pénétrer les entrailles infernales du sous-sol, où l’on creuse et où l’on forge.
C’est ensuite le purgatoire, qui réunit l’hôpital dans lequel les mineurs se retrouvent inévitablement à cause de leurs pathologies respiratoires, et l’horizon de cimetières qui n’en est que le prolongement. C’est enfin les villes-fantômes, parfaites, aseptisées qui s’édifient autour du cratère en ébullition : le « paradis ». Mais si Liang fait explicitement référence à la Divine Comédie, il en subvertit habilement le schéma, dans la mesure où le paradis véritable semble ne résider que dans les « limbes » de la plaine mongole, visions fugitives d’un monde amené à disparaître : tout le reste n’étant finalement que les multiples métamorphoses du Béhémoth, ou les différentes facettes d’un même enfer.
Si l’allégorie régit la composition du film, l’image n’est pas en reste, puisque Liang l’investit d’une dimension puissamment symbolique. Outre l’oscillation entre le gris et l’éclat des couleurs (déjà traitée en profondeur dans le précédent article), le cinéaste a recours à ce qu’on pourrait appeler des performances ponctuelles, accomplies par trois « figures » complémentaires. Celle du « rêveur » nu et allongé, qui apparaît dans différents paysages tous fragmentés par l’effet d’un prisme. Celle d’un guide promenant sur son dos un miroir, et celle enfin d’un mineur qui emmène avec lui une plante verte, seul vestige de nature, au cœur de la ville fantôme. Trois figures dont la charge symbolique est renforcée par leur apparitions et disparitions soudaines au cœur du paysage : le rêveur, sorte de premier homme, le guide, portant sur son dos l’image panoramique de la destruction, en même temps que le reflet potentiel de ceux qui le suivent (le narrateur, et nous aussi), enfin le mineur, incarnation d’un espoir vital.
Les hommes et les choses
Zhao Liang réussit donc à donner vie à une géographie symbolique, et ce à travers un parti pris formel d’une extrême cohérence, où vision et allégorie se renforcent mutuellement. Mais ce procédé a pour contrepartie le risque constant d’une « esthétisation » de la réalité qu’il dépeint. Une telle approche fonctionne lorsqu’elle montre, sous l’angle du sublime, la destruction du paysage, mais elle s’avère plus problématique dès lors qu’elle aborde l’humain. Ainsi, l’attention prêtée au visage des mineurs est aussi touchante qu’ambiguë : si la force plastique de ces portraits semble opérer une sublimation des corps ouvriers, en réponse à l’aliénation qui s’abat sur eux, ils nous présentent en même temps des figures muettes, surplombées par le regard et la parole du narrateur.
Cette hégémonie de la vision et du discours court alors le risque de réduire les habitants de la mine au rang de simples figures de la dévastation. D’où une tension latente qui éclate lorsqu’un malade, observé longuement par la caméra, détourne brièvement le regard, sans doute pour regarder ce qui se tient à côté de celle-ci. Ce geste de soustraction, ce regard à la dérobée échappe à la logique du film, tout en lui conférant ce hors-champ qui lui fait défaut : celui d’une négociation des points de vue, et d’une ouverture d’horizon tenant compte de la parole des « damnés ».