«… au fond, il y avait un puits ; dans le puits, une échelle qui s’évanouissait dans la ténèbre inférieure. Je descendis ; à travers un chaos de galeries sordides, j’arrivai à une vaste chambre circulaire presque invisible. Cette cave avait neuf portes ; huit introduisaient à un labyrinthe qui, insidieusement, ramenait à la même chambre. La neuvième (grâce à un autre labyrinthe) donnait sur une seconde chambre circulaire, identique à la première. » L’extrait d’une des nombreuses nouvelles ouvertement labyrinthiques de l’Argentin José Luis Borges illustre le parcours enivrant que rend possible la présente édition DVD. En janvier 1972, Jean-José Marchand rencontre Borges à Buenos Aires et y mène aussi inflexiblement que possible un entretien de presque 7 heures. C’est cet entretien que proposent les Éditions Montparnasse dans leur collection d’archives du XXe siècle.
Que vous soyez un digne et obscur badaud, un roi perse, un magicien rêveur, jeune inconnu ou vieil immortel, pénétrer dans ce DVD c’est accepter de se perdre dans la mémoire borgesienne avec un indémêlable sentiment de délice et d’angoisse. Pas de fioritures, un transfert brut des images, avec les coupes des bobines, les questions répétées qui les suivent, la voix monocorde de la réalisatrice Suzanne Bujot, parfois des pertes de couleurs et seulement quelques sous-titrages des noms que Borges sème à toute volée. Pas d’analyse ni de compléments, et après tout à quoi bon ici, tant ces heures sont riches et peuvent être arpentées en diverses perspectives, comme un escalier de Penrose, surtout quand l’on sait que les coûts de restauration de cette matière rendrait impossible sa commercialisation en DVD.
Télécommande en main, vous voici devant le menu minimaliste d’un des trois DVD : à propos de vivre de sa plume… à propos de la défaite française de 1940, des Anglais, des Allemands… à propos d’Henri Michaux, de Virginia Woolf, de Kafka… à propos de la philosophie du langage, de la naissance d’un texte… à propos d’être argentin… Choisissez votre porte, sachant qu’il y a neuf parties (et que, pourquoi pas, dans une ancienne langue disparue, le chiffre neuf pourrait bien signifier l’infini) et laissez-vous porter jusqu’à la prochaine, qui de toute façon croisera à un moment toutes les autres. À moins que la réalité ne soit simplement dénaturée par les souvenirs.
C’est peut-être pourquoi Jean-José Marchand s’accroche à ses questions comme à un cheval emballé, tant Borges ne s’en sert que pour activer son infinie mémoire. Cette mémoire est la glose, claire ou voilée, d’un auteur plus joueur qu’il n’y parait. Par sa vie, Borges explique peu directement ses thématiques littéraires obsédantes – labyrinthes, miroirs, thèmes du double, de l’altérité et de l’unité, la Croyance… – mais elle est pourtant une constante mise en perspective de sa littérature. Gabriel García Márquez écrit en 2002 dans le bien nommé Vivre pour la raconter comment sa vie et ses rencontres on été la matière de ses récits, et ont permis l’entremêlement du réalisme et de l’extraordinaire qui caractérisent le réalisme magique. Borges, qu’on qualifie un peu hâtivement de père de ce courant parce qu’il nappe de fantastique et de métaphysique la plupart de ses récits, a un parcours bien éloigné du Colombien. La lecture puis l’écriture a été pour lui un palliatif aux vies non vécues, comme sa nostalgie de l’épique, d’une vie militaire que les récits de famille ont longtemps ressassés, se sont transmués en récits littéraires.
Très précisément, Jean-José Marchand questionne les origines de l’homme, sa jeunesse, le bouillon linguistique des langues de la famille (l’espagnol et l’anglais), le français culturel, et la lecture en allemand, italien, latin, persan… que Borges présente comme une pratique presque évidente. Puis le voyage en Europe, la vie en Suisse, la découverte de l’ultraïsme avant de revenir à Buenos Aires en 1921. La vie littéraire passe alors par les revues, dont certains noms demeurent, notamment Prisme ou SUR, fondée par Victoria Ocampo, où il publie nouvelles et poésie. C’est l’époque des premières œuvres, essais et traductions.
Mais la vie de Borges est connue. Du moins elle ne gagne rien à être ici résumée tant elle est un formidable support à une Histoire, notamment littéraire, résolument subjective, parfois d’évidente mauvaise foi, mais incroyablement riche. Rarement, la parole d’un grand écrivain n’avait aussi bien permis la cohabitation de la construction d’une œuvre et d’un tel parcours dans la littérature mondiale. Par cette double entrée, cette édition s’adresse tant au spécialiste de Borges qu’à l’amateur curieux. On comprend aussi, plus malgré lui que par ses explications, comment la précision mécanique d’une telle mémoire encyclopédique joue un rôle premier dans ses histoires. La seule vraie croyance qui domine Borges est celle des auteurs, des légendes, des Livres. Elle est souvent si forte qu’elle ne laisse des personnages qui arpentent ses récits qu’une figure sèche ballottée par le destin. Cette croyance parfois ressemble même à un dogme et la lecture prolongée de Borges, à l’image d’un narcotique, déforme et oppresse autant le lecteur que les humains hagards qui hantent sa littérature comme les longues rangées d’une Bibliothèque de Babel.