Rééditions, concerts, sorties de disques… Le cinquantième anniversaire de la mort de Boris Vian est fêté sous tous les angles. Ironie du sort, pour un auteur qui fut, de son vivant, mis au ban pour une partie de ses écrits, il est aujourd’hui relu, enseigné, traduit dans le monde entier. Artiste autodidacte aux multiples visages, Vian a traversé sa courte existence dans un tourbillon incessant. C’est cet homme intransigeant et passionné que l’on redécouvre dans Boris Vian, la vie jazz, édité par Arte. À base d’archives inédites, Philippe Kohly dresse un portrait vivant et intime d’un artiste inclassable.
Jazzman, trompettiste surdoué, ingénieur, écrivain, directeur artistique musical… « On n’est pas là pour se faire engueuler », encore moins se faire dicter une conduite, semble nous donner en leçon l’existence et l’œuvre de Boris Vian. Traversant la vie comme on déroule une partition de jazz, Vian meurt à 39 ans, rongé par une maladie du cœur comme sa Chloé de L’Écume des jours. Vian, choyé par une mère musicienne et un père anarchiste et érudit tout entier dédié aux plaisirs de la vie, se fait ingénieur non par conviction mais pour avoir un métier, comme choisi un peu au hasard, pour avoir la liberté, aussi de « dire des bêtises. » Boris Vian, jeune homme fragile mais avide de la vie, avance dans l’existence comme un équilibriste : entre le réel et l’imaginaire, la musique lui servant d’assurance. Dans la maison familiale, c’est par la radio que le réel, le dehors, s’insinue. Les grands jazzmen noirs américains, et, surtout, son dieu, Duke Ellington.
C’est cette musique que Philippe Kohly prend pour guide de son film. Une « jazz attitude », en roue libre, qui dessine un portrait inédit de l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes. Rythmé par les plus grands morceaux de jazz, intercalant des scènes de musiciens en studio, aujourd’hui, aux archives du « Tabou », bar ouvrier de Saint-Germain-des-Près, mais aussi de films et photos de famille, rares et précieuses, où les frères Vian donnent leurs « surprises party. » Le film de Philippe Kohly ne prend pas la vie de son sujet par l’angle du jazz uniquement : il la relate entièrement, le plus fidèlement possible, mais prend le jazz comme une manière d’être. Manière d’être à la vie, à la mort, dans son rapport aux mots, qui était celle de Boris Vian.
Dans ce chemin que l’on emprunte auprès de l’artiste, le cinéaste délaisse les interviews. Il choisit délibérément des archives où Vian est au premier plan et deux magnifiques voix off qui content le roman de l’homme : une femme, déliant le fil de la vie de Boris Vian, et un homme récitant des passages de son œuvre. La force du film tient à plusieurs aspects : c’est un film musical, ponctué de magnifiques morceaux ; il est dicté par une compréhension poussée, pas seulement académique, de l’homme et de l’œuvre ; sa forme même parvient à retranscrire le fil de toute une vie.
La façon dont le récit est traité nous emmène au plus près de l’esprit de Vian : libre, léger, créateur sans repos, poussé et angoissé à la fois par le temps qui le ronge. La découverte et l’apprentissage du jazz, la rencontre avec les grands musiciens, l’écriture qui vient comme un souffle là encore dicté par le jazz, les figures libres, les premiers succès littéraires puis le scandale et le refus des grandes maisons, Gallimard en tête, de poursuivre leur travail d’édition, la pêche à la chronique, l’amour à travers Ursula, puis le moment où il se voit confier la direction artistique des disques Fontana.
L’édition DVD est augmentée d’une riche interview de Nicole Bertolt, collaboratrice d’Ursula Vian Kübler et qui gère l’œuvre de Vian. Un supplément qui vient apporter des informations sur la place de l’œuvre de Vian aujourd’hui : des romans traduits dans le monde entier, jusqu’au Japon, des pièces de théâtre jouées un peu partout elles aussi. Une reconnaissance posthume qui arrive dès les années soixante, et trouve son apogée très peu de temps après la mort de Vian, en 1959. Par sa littérature, mais aussi ses chansons : Higelin chantant Il m’arrive un truc terrible le soir dans mon lit en 1966, Serge Reggiani La Java des bombes atomiques en 1969 ou encore le fameux Déserteur par Maxime Le Forestier en 1977 sont les autres pépites de cette édition DVD.
« Dans un mois j’aurais 33 ans, écrivait Vian, texte repris au début du film. Il me vient à l’idée que c’est terrible mais je ne sais absolument pas comment je serai. Ce que je serai après, un vieux de quelle sorte. Et qu’au fond, ce serait maintenant le moment merveilleux pour mourir si je croyais à la littérature. Alors, qu’est-ce que je fais : je meurs, ou non ? »
Boris Vian meurt six ans après avoir écrit ces mots. Cinquante ans plus tard, son œuvre écrite (romans, poèmes, scénarios…) et chantée résonne plus que jamais des accents libres et existentiels de cette musique noire américaine, libre et émancipatrice : le jazz.