Arte poursuit sa salutaire entreprise d’édition de cinéastes africains, et trace un chemin à travers cinquante ans de cinéma d’Afrique. Après Ousmane Sembène, Jean-Pierre Dikongué-Pipa, Oumarou Ganda et Moustapha Alassane, réunis l’année dernière dans un même coffret, le volume 2 rassemble Gaston Kaboré, Fadika Kramo-Lanciné et Philippe Mory. Trois auteurs qui ont tous apporté leur empreinte, dans la construction de récits, la définition de personnages d’un nouveau type, la mise à jour d’un discours peu entendu.
« Il a du punch, il a une façon de décrire les choses de l’intérieur et non de l’extérieur ; il y a des cinéastes qui ne font qu’illustrer les histoires. Lui, c’est un conteur de l’intérieur. » Voilà ce qu’Ousmane Sembène, défricheur de génie du terrain cinématographique en Afrique, disparu en 2007, disait de Fadika Kramo-Lanciné. En 1981, l’apprenti cinéaste ivoirien livre Djéli, un conte moderne. Coup d’essai, coup de maître, puisqu’il décroche la même année l’Étalon d’or de Yennenga au Fespaco. Il fait exploser son talent de « conteur de l’intérieur » dans ce Roméo et Juliette naviguant entre ville et campagne, respect à la lettre des traditions et abandon de celles-ci (« Pourquoi me débarrasser de mes traditions si elles représentent ce que j’aime ? » questionne Fanta dans le film). Un récit moderne, dans la mouvance des cinématographies émergentes des pays africains, à la structure renouvelée : actions et déplacements des personnages se mêlent intelligemment au discours, qui ressort d’autant plus qu’il est pris en étau entre monde rêvé et monde réel, verdict paternel et désir du jeune couple.
Faute de structure de financement appropriée sur le continent (une question toujours aussi pertinente), douze ans s’écoulent avant que Kramo-Lanciné ne réalise ensuite Wariko, le gros lot. Le résultat est tout aussi fin, intelligent et enlevé que le fut son « conte d’aujourd’hui. » Ce deuxième long-métrage est une parabole sur l’argent ; où comment les rapports au sein d’une même famille, y compris des très proches, sont chamboulés, se modifient, et se réajustent parfois, à la faveur d’un événement exceptionnel : le gros lot gagné à la loterie nationale.
Road movie des temps immémoriaux
Plus d’une dizaine d’années séparent aussi les deux films du Burkinabè Gaston Kaboré – autre grand conteur de l’intérieur, maître de la captation de la nature africaine – présentés dans ce coffret. Wend Kuuni (Le Don de Dieu, 1982) et Buud Yam (1997) forment un diptyque. Où l’on retrouve les mêmes personnages en temps réel : enfants, et jeunes adultes, quinze ans plus tard. Deux films marqués par la volonté d’inscrire le sceau du destin comme processus identificatoire du protagoniste principal, Wend Kuuni. Orphelin, muet, le garçonnet est recueilli dans la brousse par un colporteur qui le confie à une famille de tisserands. Une relation très forte et mystérieuse se noue alors entre Wend Kuuni et sa sœur adoptive, Pughneere. Quinze ans plus tard, c’est pour sauver cette dernière d’un mal inconnu que Wend Kuuni part à l’assaut des paysages et à la rencontre de peuples divers. Son destin, d’abord subi, puis façonné, est pris à bras le corps comme l’instrument de l’initiation du jeune homme. Avec l’histoire de Wend Kuuni, c’est une véritable saga à travers l’empire mossi précolonial qui se déploie. Une saga des temps immémoriaux, pris dans la structure du conte, dans laquelle Gaston Kaboré installe une ambiance comme hors du monde. La mise en scène est tout entière tournée vers la relation entre l’homme et la nature, mais portée par des personnages modernes, façonnés individuellement. De ce point de vue, l’approche psychologique des personnages n’est pas absente ; bien au contraire, elle se développe ici enrichie de caractéristiques typiquement africaines (rêves prémonitoires, visions, monde mystérieux…).
Négritude, colonialisme et interrogations d’une identité
Troisième cinéaste de ce coffret, le Gabonais Philippe Mory. Son film Les tam-tams se sont tus (1971) est une véritable pépite. En interrogeant, comme bon nombre de ses confrères, l’évolution des sociétés africaines à la faveur de la rencontre entre deux cultures – l’Occident, représentant à la fois l’oppresseur et l’attirance vers une forme de liberté, et l’Afrique dans toute sa diversité – Philippe Mory se rapproche des interrogations développées par Fadika Kramo-Lanciné dans Djéli : « Nous, intellectuels qui, pour avoir posé dans un salon, sur une bibliothèque, un vieux masque nègre dont la signification profonde nous échappe totalement, ou pour avoir souvent écouté de la musique africaine, croyons avoir fait ainsi le raccord entre la tradition et le modernisme, sommes confrontés à des problèmes de fond, qui deviennent de véritables conflits de générations et de cultures », dit le cinéaste ivoirien.
Mais ici, l’approche est tout autre. Formellement, une parenté se dégage avec le somptueux Soleil O ! de Med Hondo (1969). Comme dans l’œuvre du Mauritanien, le discours de la négritude est repris, questionné, remis en question, et toujours porteur en son sein d’une même souffrance identitaire, d’une même angoisse de dissolution de soi dans la culture importée de l’autre. Autour de la figure de l’artiste Abraham, deux personnages féminins : l’un d’eux, Cécile, jeune fille de la campagne enlevée – consentante – à son mari par Abraham, se retrouve prise en étau entre Abraham et la sœur de ce dernier, Josy. Abraham assistera, impuissant et désabusé, à la déliquescence de sa fiancée, entraînée par l’occidentalisée Josy dans un milieu qu’elle ne comprend pas. Pour une meilleure compréhension, Philippe Mory a voulu que ses acteurs soient doublés par des acteurs professionnels… français, ce qui donne encore plus de poids à son discours.
Le coffret édité par Arte est accompagné d’un livret présentant les biographies et les interviews des trois réalisateurs, ainsi que d’interviews audio de grande valeur. Ces films existent à présent pour la postérité, et pas uniquement à la faveur de festivals ou du travail de quelques trop rares salles qui les programment. À découvrir de toute urgence !