Alors qu’au générique, des fracas synthétiques viennent souligner chaque crédit, on craint le pire : l’hagiographie sentencieuse. Pas toujours exempt de pompe (les lectures d’extraits frôlent la solennité kitsch de certains docus télé), le film révèle pourtant une inventive légèreté. Et fait de l’étrange complicité entre les cinéastes et l’inventeur controversé de la déconstruction – complicité mêlée de décalages, de résistances, d’humble admiration d’un côté et d’espiègle quant-à-soi de l’autre – le combustible d’une réflexion faisant du philosophe l’objet d’une application de son propre mode de pensée.
Très tôt dans le film, on assiste au montage parallèle d’hommages télévisuels au penseur mondialement connu et d’images de l’homme (Jackie pour les intimes) se préparant chez lui à aller chez le coiffeur… Les philosophes aussi se font couper les cheveux, discutent clés de la maison avec leur femme, conduisent une voiture – bref, sont des hommes comme les autres ? Aïe. On redoute le propos bête et simpliste. Mais il ne s’agit pas vraiment de cela, en tout cas pas sur le mode béat et sensationnaliste. En l’occurrence, le montage de cette séquence organise une collision énigmatique dont ressortent surtout le goût journalistique pour le mythe et l’excès de sérieux et, en contrepoint, la distance et la modestie (apparentes) de Derrida, œil rieur et sourire en coin. Par la suite, il ne s’agira ni d’opposer la pensée et l’homme, ni d’expliquer l’une par l’autre, mais plutôt de poser sur l’homme, et avec lui, les questions mêmes qui animent sa pensée.
Bien vite, le rapport entre vie et œuvre devient d’autant plus central que c’est un sujet auquel Derrida lui-même s’est attelé. En attestent les extraits d’une conférence où il affirme que la lecture rigoureuse, inventive et puissante d’un texte en dit davantage sur son auteur que sa biographie exhaustive. Il nuancera plus tard ses propos, mais lance là un défi aux cinéastes, sommés de se garder de tomber dans l’anecdotique, et conduits à tenter de donner une expérience de son œuvre à travers la forme même du film. Là encore, petite frayeur : vont-ils tout nous déconstruire, nous plaquer une « traduction formelle » artificielle et stérile de la pensée du philosophe ?
Heureusement non, ils évitent l’écueil, nous épargnent les effets manifestes au profit d’un cheminement certes fragmentaire et non chronologique, mais subtilement thématique, parsemé d’échos et surtout léger, délié, sans systématisme. Ils inventent des solutions formelles astucieuses, comme une mise en abyme d’un amusant vertige : Derrida regarde et commente une image de Derrida qui regarde et commente une image de Derrida et de sa femme se bornant à ne donner, au sujet de leur rencontre, que des données factuelles…
Personnage abordable mais intransigeant, sympathique sans complaisance, le philosophe n’hésite pas à contrer les questions qu’il juge idiotes. Ainsi rembarre-t-il sèchement – avec un apparent dédain pour la culture pop que l’on peut regretter ! – une journaliste américaine qui l’interroge sur le rapport entre la déconstruction et Seinfeld : « À ceux qui voient un rapport entre la déconstruction telle que je l’entends et une sitcom, je n’ai qu’un conseil à donner : arrêtez de regarder des sitcoms et lisez ! » Mais il est une scène autrement plus forte, où il s’insurge face à une suggestion plus que vague de la réalisatrice – « Dites ce que vous voulez sur l’amour. » Évidemment, il finira par répondre quelque chose. Mais avant cela, il aura dit son incapacité à répondre sur divers tons : provocateur, sérieux, malicieux… Enfin, contournant les relances toujours aussi vaines et agaçantes de Kofman, face auxquelles il semble sur le point de s’énerver franchement, il se lance dans une simple et brillante remarque sur le qui et le quoi en amour.
Il répond donc par un pas de côté, et surtout en resserrant la question. Non par fumisterie, mais mû au contraire par une extrême rigueur et par l’honnêteté de l’homme qui, s’il a fait de la pensée un métier, ne prétend pas avoir réponse à tout, être une machine à fournir des formules toutes faites supposément géniales à n’importe quel propos. Leçon à retenir : il affirme la nécessité de poser de véritables questions, précises, pour que se développe une réflexion consistante et que s’obtiennent des réponses valables, qui ne recourent pas aux clichés qu’inspire de but en blanc un sujet de colle.
Au cœur du programme plan-plan des entretiens surgissent donc des trouées d’une bouleversante banalité. Il n’est pas exclu que les aveux qui s’y font, donnés et perçus comme honnêtes, soient empreints de roublardise.
À la question : « Que voudriez-vous apprendre dans un documentaire sur un philosophe comme Kant, Hegel ou Heidegger ? », l’homme qui refusait de se livrer intimement répond : « Leur vie sexuelle ! » Plus précisément, il dit souhaiter que ces philosophes ne soient plus des êtres purement intellectuels et asexués, qu’ils parlent de l’incidence de l’amour dans leur vie… Exactement ce qu’il a jusqu’alors esquivé ! Du moins est-ce une question qui habite ses écrits, et le documentaire lui-même. Autre leçon, donc : il ne faut parfois pas attendre une réponse directe, même à une question précise…
Lors d’une lecture de ses écrits portant justement sur la délicate bordure entre la vie et l’œuvre, on voit Derrida se faire couper les cheveux. Ridicule prosaïsme ? Le plan trouve en fait une forme de réponse plastique aux questions soulevées : dans ce gros plan, ses magnifiques cheveux blancs et fins, ondoyant sous les mains, le peigne et les ciseaux de la coiffeuse, deviennent matière chargée d’énigme, poétique métonymie du philosophe et métaphore de sa pensée… Car Derrida, c’est aussi un physique : des yeux noirs et vifs, des sourcils gris aux aguets, des cheveux plus blancs que blancs. Dans certains entretiens, lors desquels il se tient, teint mat sur un fond blanc surexposé dans lequel semblent s’amalgamer ses cheveux, laissant plus que deviner le crâne sur lequel ils poussent, l’image imprime une sorte d’incarnation poétique de sa pensée, qu’on se figure alors – et pourquoi pas ? – d’une blanche incandescence.
Les lectures d’extraits demandent bien sûr la plus extrême concentration, l’écriture de Derrida n’étant pas des plus limpides − bien qu’inventive et signifiante, n’en déplaise à ceux qui ne voient en lui qu’un imposteur. (La même réputation collait aux basques d’un autre Jacques, Lacan, qui se plaisait comme Derrida à énoncer des idées somme toute assez intelligibles sur un mode alambiqué. Mais chez les deux rayonne une jouissance du langage dont il faut savoir prendre la mesure : Lacan est avant tout un humoriste, Derrida un poète.) Ce qui agace bien plus, chez ce Jacques-ci, c’est sa manie de ne jamais conclure, de toujours laisser en suspens ses réflexions, ses argumentations. Manière, évidemment, de signifier la nécessité de ne pas se reposer sur une idée arrêtée, d’être toujours en chantier – car, faut-il le préciser, déconstruire n’est pas détruire. Ce serait plutôt visiter un domaine de fond en comble, le mettre à nu, en percer l’histoire, en évaluer les potentialités… Prendre acte que rien ne va de soi, que rien n’est naturel et que tout se construit : leçon vertigineuse, terrible et stimulante du post-structuralisme.
D’où vient que cette pensée potentiellement anxiogène paraisse au contraire si vivifiante ? Une lecture des textes (précisons, par souci d’honnêteté, qu’on parle ici en néophyte) répondra plus sûrement à cette question, contredira même, peut-être, cette impression. Pour ce qui est du film, il y a entre autres l’apport de la musique de Ryûichi Sakamoto – laquelle, tout au long du film, installe une permanence (nappes synthétiques éthérées) et une discontinuité (beats industrialo-électroniques) qui donnent à ressentir, simultanément ou alternativement, la cohérence et les fulgurances de la pensée vivace du bonhomme, ainsi que l’énigme et l’élan jubilatoire que la déconstruction, tout sauf une entreprise nihiliste, peut susciter. Mais on notera surtout l’importance du personnage lui-même, la luminosité qui émane de son portrait. Même sérieux, il n’est qu’esprit et légèreté, jusque dans un dévoilement des conditions de production qui pourrait verser dans une modernité frelatée : « On commence à réfléchir à la réponse, et le réflecteur interrompt la réflexion ! »
Malgré ce qu’il dit lui-même de l’impossibilité de toute spontanéité (des stéréotypes imposés par le langage nous empêchent d’improviser jamais vraiment ; le dispositif de captation audiovisuelle ajoute une ultime couche de « non-naturalité »), on découvre donc un Derrida pas poseur pour un sou, plus direct qu’un Deleuze (animal, mais aristocratique et pondéré dans ses phrases, dans l’Abécédaire de Claire Parnet et Pierre-André Boutang) ou qu’un Lacan (lequel, sous la caméra du jeune Benoît Jacquot, lisait un texte et cabotinait entre inconfort et jubilation). S’il écrit obscur, du moins parle-t-il très clair, bien que ne répondant jamais vraiment, directement, aux questions qu’on lui pose…
Et, l’air de rien, à travers une alternance de scènes du quotidien, de plages « expérimentales » et d’entretiens (durant lesquels Kofman et Dick enregistrent et montent avec instinct les réactions amusées ou irritées, les temps mêmes de silence réflexif de Derrida), multipliant les qualités d’image et les points de vue, s’enchaînent les thèmes. La distinction entre futur et avenir, l’inévitable narcissisme, l’antisémitisme, le racisme et le pardon, le phallogocentrisme (suprématie du discours masculin et paternel dans le langage) et la figure à inventer de la mère philosophe, les archives, le secret… Se dessine à travers ces thèmes une éthique de la vigilance et de la quête d’objets que l’on sait inaccessibles. La déconstruction sert aussi à ça : ne pas s’illusionner mais se battre quand même pour l’impossible. Penser la stimulante impureté des choses tout en rêvant d’une pureté au fond non souhaitable.
Les bonus
Ils offrent un bien curieux concept : un extrait du film qui se trouve dans son intégralité sur la même galette… Bon, ça tombe bien, c’est la scène impressionnante, au bord du conflit, où Kofman interroge Derrida sur l’amour en général. Mais on ne voit pas trop l’intérêt de la chose.
Plus intéressant, quoique très austère en regard du film : un entretien avec Derrida par Bernard Stiegler (philosophe, ancien directeur de l’IRCAM, aujourd’hui au département culturel de Beaubourg). Interrogé sur le dispositif télévisuel et sur l’image dans notre société, d’un point de vue juridique et déontologique, Derrida y est déjà moins facile à suivre, tant son discours est distendu et circonvolutif.