Il est grand temps de se réjouir du travail des éditions Re:Voir, traditionnellement axées sur le cinéma expérimental. Elles viennent d’augmenter opportunément leur catalogue d’un heureux coffret DVD : le fameux Journal de David Perlov.
Le visionnage de ses six chapitres est l’occasion de raviver un vieux soupçon aux allures de plaisanterie : au cinéma, la forme du journal intime serait au documentaire ce que la science est à la fiction, soit un renversement fantasmé des rapports de domination entre l’homme et la machine. À l’image de nombreux films de science-fiction et d’une certaine tendance futuriste du cinéma documentaire, le journal filmé annonce l’avènement de l’homme-machine. La caméra, prise comme condition d’une nouvelle visibilité, d’une nouvelle attention égocentrée, se greffe sur un corps, bouge avec lui, respire à son rythme. Elle enfonce ses terminaisons métalliques au creux de l’œil, au creux des mains, jusqu’au cerveau de celui qui la porte et ouvre de nouvelles voies entre geste et pensée, parole et observation, son et image. Ici, la machine paradoxale, c’est bien sûr Perlov, corps absent, drôle de cyborg invisible, vissé à sa caméra, s’y déversant comme par une extension mécanique des organes sensibles. La citation de Vertov, au passage d’une scène, met la puce à l’oreille. Le ciné-œil, l’œil mécanique, qui permet moins de tout voir, ou de mieux voir, que de doubler le geste de voir par celui de montrer, n’est rien moins que le point de fusion de l’homme à sa machine. Il écarte l’homme de la distance nécessaire – la longueur de sa caméra – qui l’autorise, hors du monde, à poser un regard sur celui-ci. « Regarder devient l’essence de mon être. » Le point de contact entre le bulbe humide de l’œil et la surface froide du viseur : c’est là le cœur battant du film. Nous revient alors en mémoire la litanie lyrique et fusionnelle de Jonas Mekas, berçant l’écoute de son beau Lost, Lost, Lost : « My camera… »
David Perlov, né au Brésil, est fils de magicien. Sa vocation première, la peinture, le conduit en Europe, plus précisément à Paris, où il lui consacre ses études. Magie, peinture : ces détails biographiques n’ont rien d’anodin. Il y rencontre Henri Langlois et Joris Ivens, devient cinéaste. On le retrouve à Tel-Aviv où, après deux longs-métrages, il tente tant bien que mal d’exercer sa profession, contre les décideurs, contre la télévision, contre le Bureau du Cinéma. Contre la propagande médiatique d’Israël et le rouleau compresseur normatif imposé par les financiers. La première partie de son Journal, qui traverse une décade entière, de mai 1973 à juillet 1983, de la guerre du Kippour à celle du Liban, s’ouvre sur ce rejet, sur cette impossibilité à tourner comme avant. Mis à l’écart, privé des outils officiels, Perlov n’en ressent pas moins la nécessité de filmer, la pression des images encore à faire. Même, elle amplifie : ne dit-il pas qu’un artiste doit s’adonner à une pratique quotidienne de son art, s’y dévouer au point d’en dépendre, de ne pouvoir s’en écarter une seule journée ? Au détour de cette réflexion, dans ce simple principe de dépendance à ses outils, au cœur d’une pratique artisanale et quotidienne, tient toute sa conception du journal filmé. « Le cinéma professionnel ne m’intéresse plus ». Perlov prend alors possession de ses moyens de production, la scission est économique, le film s’ouvrant sur une dépense : « Mai 1973. J’achète une caméra. » Son indépendance acquise, il commence à filmer partout, tout le temps. Là où il se trouve, là où il se tient. La greffe opère : la caméra installée sur l’œil, il ne la quittera plus. Pas un plan du Journal qui ne se meuve au rythme du corps de Perlov. Les vibrations de sa chair se répercutent sur chaque mouvement du cadre. Il n’est pas de point de vue qui s’incarne autant, qui dépende autant d’un corps physique et pondéré. Sa nouvelle prothèse posée, le cinéaste peut commencer à voir et à enregistrer en même temps. Pourtant, s’il signe bien au cours du film quelques autoportraits, nous ne le verrons jamais autrement que vissé à l’arrière de sa caméra, le visage envahi par sa noire mécanique. Un corps qu’on attend, qui ne se montre jamais, sauf quelques apparitions furtives, très rares. Un monstre, en somme, une chimère.
Perlov semble faire partie de ces cinéastes qui ne peuvent filmer que ce qui les entoure, que ce qui les touche directement. Ce qui les touche dans le sens du contact, dans le sens où leurs images ne sont qu’une extension d’eux-mêmes vers l’extérieur immédiat, un tentacule lancé vers le réel environnant, à portée de main. Celles-ci attestent d’abord d’une inscription : la caméra est une présence physique comprise dans le plan. L’image n’est pas naïve, elle sait comment elle a été tournée, elle se montre, sans pudeur, dans toute sa nudité. À ce titre, le Journal s’ouvre sur une très belle scène d’éveil, où les plans se suivent comme une suite d’étirements matinaux, encore un peu gourds, où l’homme-filmant se présente en train de faire ses premiers pas, ses gammes, comme sorti d’une longue nuit. Mon premier plan, mon second plan. Une, deux. Intention, extension. Il commence par filmer de sa fenêtre. Mieux : il filme sa fenêtre. Le contraste de la blancheur du jour passant par cette ouverture, opposée à la pénombre utérine de l’appartement, insuffle à ces premiers plans l’impression – symbolique, cette fois – d’une nouvelle naissance. Pour sûr, Perlov revient à zéro, il annule tout, efface tout : « Je cherche avant tout l’anonymat. » Alors qu’on découvre à peine, au cours de ces premiers pas, quelques éléments du quartier de Tel-Aviv où vit le cinéaste – les immeubles, le carrefour – brutalement, il effectue hors de toute justification le geste fondateur qui définira toute la tension nerveuse des six prochains chapitres : « Je sens le besoin de me retourner ». En effet, il se retourne et filme l’intérieur de son foyer, 180° qui prouvent par-dessus la coupe que cette fenêtre était soutenue par toute une armature, beaucoup plus vaste. Que l’extérieur tient organiquement à l’intérieur : l’écrin du regard, sa condition, son envers. Apparaît tout d’abord la femme du cinéaste, Mira, souriante, changeant de robe hors champ, derrière une porte, à une vitesse impressionnante, on ne sait par quel trucage féminin. Perlov s’en étonne. Puis viennent leurs deux filles : Yaël et Naomi. On pourrait raconter le Journal ainsi : un cinéaste, alors qu’il voit son âge se creuser à travers les villes où il a vécu, observe ses deux filles grandir, entrer dans l’âge adulte. Cette face-là du film est déjà très belle.
La série ne cessera, par la suite, d’osciller entre ces deux pôles, trouvant au cœur de cette hésitation son rythme lancinant et rotatif – on pourrait presque dire sportif : entre le dedans et le dehors, espace privé et espace public, le passé et le présent, la ville et l’individu, les amis et les inconnus. Quand Perlov met le nez dehors, c’est toujours pour arpenter la ville, selon un itinéraire sentimental et dicté par le souvenir. On circule ainsi entre Tel-Aviv, São Paulo, Paris, Londres, Rio de Janeiro, Lisbonne, etc. Le pays n’intéresse jamais Perlov. C’est bien à la ville, à l’espace urbain en tant que réservoir de visages, d’amis, de rencontres, d’images du passé, qu’il porte une attention primordiale. Pour cette raison, on ne trouve pas de géographie dans le Journal, rien qui ressemble à une trajectoire où à un parcours, mais une série de sautes d’un réservoir à l’autre. À ce titre, Perlov se permet également de nuancer la chronologie obligatoire à laquelle il semble que se condamne trop souvent la pratique du journal intime. Bien qu’il s’astreigne à tourner au jour le jour, comme le veut l’exercice, Perlov contrebalance cette logique trop évidente par son mouvement inverse : remonter la pente du passé, revenir aux lieux précédemment habités, les réinvestir, les observer de nouveau pour y laisser affleurer les images qu’on n’a jamais pu filmer, déduire des images d’aujourd’hui le creux de ce qui fut. Les sautes du cinéaste le conduiront jusqu’au Brésil, son pays natal, pour retrouver, non loin de la fin du sixième chapitre, la maison de son enfance, son origine, Belo Horizonte. Toujours étonnant cet équilibre temporel du Journal : entre la pointe aveugle du présent, butant contre un avenir proche et la carotte profonde, creusée dans une croûte de passé toujours plus dure, chaque fois plus lointaine. Le film nous promène ainsi le long d’un parcours paradoxal, énigmatique : d’une renaissance à une naissance, de l’éveil de la chimère homme-caméra, se frottant l’objectif suite à une longue nuit de sommeil, à l’homme tout court, l’enfant qui, lui, n’avait pas encore de caméra entre les mains et, par conséquent, pas d’images à montrer. Déterrer l’homme sous ses images, voici le programme que nous propose le Journal.
Cette double spirale temporelle, ascendante et descendante, aux apparences de ruban ADN – car généalogique : ce qui me précède, ce qui me suit – entretient une grande familiarité avec tout un pan du cinéma moderne, celui de la coexistence des temps, celui de l’asynchronisme entre image et son. Disons, d’India Song|analyse du film India Song à Méditerranée, de Sans soleil|critique du film Sans soleil à Cézanne, de Vent d’est à Disneyland, mon pays natal. Dans cette famille, où la réduction des moyens est un peu plus qu’une nécessité, un peu moins qu’un horizon formel, image et son opèrent un strict partage des tâches, travaillant chacun à la même entreprise mais sur des territoires différents. À l’image, indécrottable, revient la contrainte de l’enregistrement, la rigoureuse dépendance au présent, à ce qui se produit là, devant l’objectif. Si l’image fournit quelques maigres pistes sur ce qui peut lui succéder, pour le reste, elle est amnésique : elle ignore tout de ce qui la précédait, juste avant que la caméra ne se mette en marche. Un fleuve noir d’oubli gronde derrière elle et la précipite en avant, toujours en fuite. Elle n’a pas de mémoire. Pour soutenir la mémoire, il lui faut du verbe, du langage, ce à quoi, seule, elle demeure obstinément irréductible. Le son, de son côté, s’en charge bien volontiers. Dans ce cas de figure, il peut très facilement damer le pion à la profondeur de champ, et vite devenir une troisième dimension de l’image, une nouvelle couche amortissant la sécheresse de ses encoignures, assouplissant la rigide limite du champ et du hors-champ. Il fore donc, creuse le passé d’un côté et, de l’autre, irrigue l’image d’une mémoire qui ne lui appartient pas, d’une sensibilité qui, sans son action simultanée, lui resterait étrangère. De plus, joue énormément le désir de rendre simultané ce qui ne l’est plus depuis déjà longtemps : les images et leur archéologie. C’est dans ce sens qu’on peut se permettre de parler de réservoir d’images : sous chaque plan réellement tourné, le son déploie un éventail de déclinaisons possibles de cette image au passé ; ces images qui n’ont jamais été tournées. Le son aveugle entoure l’image muette d’une zone de flou : c’est à cette seule condition de trouble, d’incertitude, qu’il n’exerce pas sur elle l’influence tyrannique de l’habituel commentaire, la terrorisant, la vidant de son sens pour en coller un nouveau à sa surface, dicté, apposé. Le Journal de Perlov fait siennes ces quelques observations : à la mosaïque de plans courts tournés chaque jour par le cinéaste répond la continuité ronde et rugueuse de sa grosse voix monocorde. C’est uniquement par ce « petit bout de la lorgnette » qu’on peut saisir quelque chose de la silhouette de David Perlov : par la voix, ce signe restreint du corps qui en accuse plus que tout l’absence. Cela n’empêche pas le son et l’image de se raccommoder quand s’affirme la nécessité du direct. Ainsi, nous entendrons Yaël nous conter sa déconvenue amoureuse, micros dans le champ, sous le regard contingent de son père. Pour accueillir dignement le chant de son amie Fela, le cinéaste trouvera de nouveau l’occasion d’établir un terrain d’entente cordiale entre les deux pistes.
On a parfois lu que, dans ces six chapitres d’un peu moins d’une heure chacun, la politique faisait à plusieurs reprises irruption dans l’intime. On ne peut pas nier à Perlov sa dialectique qui consiste, comme nous l’avons dit, à sans cesse se retourner sur ce qui remue dans son dos. Et ce qui remue dans le dos de l’intime c’est, bien sûr, le politique. Il faut bien reconnaître aussi que tous les événements qui ont trait à la politique menée par l’État d’Israël – la guerre de Kippour (qui intervient tout de suite après l’ouverture du premier chapitre), le massacre de Sabra et Chatila – ou aux réactions soulevées par cette politique – les diverses manifestations – revêtent au cœur du film un statut tout à fait particulier, comme une interruption de la vie quotidienne, une mise en sourdine du devoir d’observation anonyme auquel Perlov semblait vouloir tendre. Le seul instrument qui pouvait encore joindre ces deux pôles était le poste de télévision, filmé au début comme une brèche domestique ouverte sur la vie citoyenne. Mais le téléviseur reprend vite son statut de robinet à images et Perlov finit par ne plus le considérer que comme une surface plane et mensongère, symptomatique, où l’on ne saisit rien de la réalité. Il nous semble pourtant qu’il faille revenir sur ce jugement initial. Perlov occupe dans son film une position proprement intenable : à la fois dedans et dehors, avec et sans, ici et là-bas, voix sans corps, reflet sans visage, machine immatérielle. Perlov-caméra est une instance instable. Son appareil vissé sur l’œil, il s’écarte automatiquement de la société des vivants. Il ne peut plus goûter la soupe, pourtant bien appétissante, que lui tend sa fille Yaël, puisque ses mains sont occupées à tenir sa caméra. Celle-ci trouve-t-elle jamais une telle liberté que lors de sa convalescence à Paris, dans le cinquième chapitre, enfermé dans l’appartement de sa fille ? Perlov laisse couler tous les événements, à même enseigne, sous son objectif. Cela ne veut pas dire que rien ne l’affecte, au contraire, mais rien ne semble devoir porter atteinte à sa position d’observateur. Il est le monstre, la bête, l’homme-machine, hors du monde, hors de l’image. À cette seule condition – l’exclusion – l’auteur devient-il spectateur du monde des vivants (et de quelques morts). Cette mise à distance sur laquelle commence le film est son trauma originel, qui le rend monstre et autorise, à l’écart de la mêlée, la portée de son regard. Perlov n’apparaît que dans le reflet des miroirs, furtivement, sa machine lui mangeant les trois-quarts du visage ; son visage, c’est la machine. À la fois omniprésent et étrangement absent, évacué de son propre film, le cinéaste occupe la place du spectre, c’est-à-dire qu’il siège quelque part, nébuleux, entre le son et l’image. Vers la fin, Perlov nous livre en une phrase un indice sur la drôle de valse entre intimité et politique dans son Journal. Il dit : « L’extrémisme n’est que le prolongement de ce qui existe. »
Ce qui existe, ce qui se meut : voilà l’infini et plus bel objet d’étude du cinéaste.
D’un point de vue technique, l’édition de Diary est irréprochable, Re:Voir mettant un point d’honneur à soigner l’encodage de ses titres, catalogue expérimental et matières de l’image obligent. On trouvera, à côté des six disques qui composent le coffret, un livret assez mince fourni de quelques textes et entretiens qui renseignent succinctement le lecteur sur l’auteur et sa démarche. Excellent complément de programme : un DVD surprise intitulé My Stills, présentant quelques-uns des travaux photographiques du cinéaste sur une vaste période allant de 1952 à 2002. La synchronisation des sous-titres français, en revanche, est à la ramasse. Après tout, pourquoi pas…