Trois ans, trois films, trois personnages. Paul, Marie et Jeanne. Un couple, une actrice, un cinéaste. Bernadette Lafont et Diourka Medveczky. On ne présente plus la première, égérie de la Nouvelle Vague apparue devant la caméra de Truffaut, Chabrol et Doniol-Valcroze, qui la lanceront dans une carrière de cinéma de plus de cinquante ans. Mais le nom du second est tombé dans l’oubli aussi vite qu’il était apparu dans le septième art. C’est cette impardonnable faille que Filmédia vient combler en éditant en DVD les trois seuls films, invisibles en salles, de l’ovni Diourka.
Qui est Diourka Medveczky ? D’où vient-il ? Qu’est-il devenu ? D’origine hongroise, Medveczky fuit son pays à dix-huit ans après la Seconde Guerre pour s’installer en France et y étudier la peinture. Mais c’est la sculpture qui lui tend les bras et, de rencontres en ateliers, de petits boulots en galeries parisiennes, il reçoit le Grand Prix du salon de la jeune sculpture, avant de dévier vers un autre art, qu’il dit « plastique » et « monumental » : le cinéma. À cette époque, Bernadette Lafont entre dans sa vie ; elle deviendra son épouse, la mère de ses trois enfants (dont l’actrice Pauline Lafont), et l’actrice principale de Marie et le curé, premier court-métrage réalisé en 1967, et de Paul, son unique long, tourné deux ans plus tard mais jamais sorti en salles. Pourtant, les critiques qui l’accueillent en festival sont alors très chaleureuses, pour ne pas dire dithyrambiques, comme en témoigne le livret de seize pages qui accompagnent le double DVD. Ils parlent d’un « film unique » malgré ses imperfections, d’un « chef‑d’œuvre », d’une « sincérité déchirante », de fulgurances et de grave cocasserie, d’un mélange de Bresson et de Buñuel, rien que ça. « Nous aurons à reparler, à propos de ce film [Paul], d’un cinéaste dont on peut d’ores et déjà estimer qu’il est l’un des plus importants tournant en France » pouvait-on lire alors dans les Cahiers du cinéma. L’occasion ne leur en fut pas donnée car, après cette injustice de la distribution, Medveczky prend la décision de mettre un terme définitif à sa carrière cinématographique.
Son cinéma est pourtant d’une originalité impressionnante. Certes, ces deux films, auxquels il faut ajouter un autre court, Jeanne et le curé, en 1969, s’inscrivent pleinement dans le bouleversement moderne du cinéma de l’époque. Medveczky va chercher ses visages dans la Nouvelle Vague, confrontant dans Paul celui de sa belle à l’indispensable Jean-Pierre Léaud. Son engagement poético-politique, dont l’étrangeté est encore plus radicale que celle d’un Godard post-68, évoque les nouvelles vagues de l’Europe de l’Est. Son humour cruel rappelle celui de Polanski ou Skolimowski. Le jeu antinaturaliste de ses acteurs et la rigueur de son cadre le renvoient, effectivement, à Bresson, quand la sensualité morbide et le surréalisme de ses images n’est pas sans faire songer à Buñuel, dont le cinéaste hongrois ne refuse aucunement la parenté. On pense également à Garrel, à Svankmajer pour son utilisation de la stop motion dans Jeanne et la moto, et même au Crash cronenbergien dans ce film qui s’achève dans une chambre à coucher entre la carcasse de la moto exposée comme une œuvre d’art et son propriétaire paré d’une prothèse de métal et de cuir.
De métal et de cuir. De terre et d’eau. De fougère et de chair. De nuages et de pierre. C’est là, dans cette présence rare et puissante de la matière qu’explose la singularité du cinéma de Diourka. En cela, il s’inscrit, en France, dans cet imaginaire matériel que Serge Daney voyait du côté de Paradjanov et Tarkovski, dans le cinéma soviétique, un art capable de se tenir « au plus près des éléments, des matières, des textures, des couleurs », et dont l’éminent critique regrettera plus tard l’abandon généralisé au profit du « visuel », du look, de la surface. Cuir de la botte contre l’herbe frémissante sous la brise, sur un fond de pierre. Chaude volupté du désir des peaux dénudées sur le carrelage froid à carreaux. Surface irisée de l’eau sous le vent contre l’humidité du sable, sous le duvet des nuages. Chaque plan vient caresser, chatouiller les yeux. Chaque film est un poème tactile. Grâce au montage très découpé et ses inserts, grâce au traitement contrasté de la lumière par lequel l’éclat des blancs et la profondeur des noirs fait exploser les intenses nuances de gris, grâce à l’omniprésence des mains claires sur vêtements sombres et qui, à l’égal des visages, guident la narration et expriment les affects, grâce aux nombreuses plongées qui encastrent les corps dans la paille ou la végétation, telles des formes sculptées dans la matière du monde. Parce qu’il recourt au langage cinématographique comme un sculpteur, parce qu’il transforme ses scènes en bas-reliefs, Medveczky invente un cinéma haptique, par lequel la vue découvre une fonction du toucher qui lui est propre, distincte de sa fonction optique. Il offre alors à ces deux arts a priori inconciliables (immuabilité, opacité et volume contre mouvement, transparence et éphémère) le moyen de se compléter.
Le cinéma de Medveczky est un art savant de la dualité . Ainsi dans Paul, l’individuel se frotte au collectif : Léaud délaisse une famille bourgeoise pour rejoindre une communauté de végétariens. Mais son gourou, amateur d’entrecôtes, en brise les préceptes, et Paul fuit avec l’épouse de ce dernier (Lafont) vers une île déserte envahie d’un escadron de promoteurs qui mènent le couple à la mort. Dans Marie et le curé, inspiré de l’histoire vraie de Guy Desnoyers, le désir bute contre la foi : un curé assassine sa jeune bonne (Lafont) qu’il a mise enceinte, puis l’enfant qu’elle porte après l’avoir baptisé. Dans Jeanne et la moto, c’est l’organique et le mécanique qui se rencontrent avec fracas : une idylle cruelle entre une jeune femme et un motard s’achève dans l’accident et la paralysie. La mort, toujours, vient conclure ces films primitifs et plastiques qui portent sur la société moderne un regard aussi atroce que burlesque. Car derrière leur loufoquerie poétique, l’humour (noir) interroge le malaise d’une jeunesse en perte d’idéaux et l’absurdité du monde.
Et c’est pour fuir cette absurdité et se rapprocher d’une nature célébrée dans un panthéisme plastique et voluptueux, presque érotique dans Paul (voir la scène de l’orgasme d’une jeune femme nue caressant les feuilles d’un arbre), que Medveczky s’est totalement retiré de la vie sociale en 1972. En supplément, outre un portrait de Lafont, le documentaire qu’André S. Labarthe et Estelle Fredet (Diourka, à prendre ou à laisser) lui ont consacré l’an dernier découvre, dans la maison de bois construite de ses propres mains dans les Cévennes, un vieillard boiteux, pas si fou qu’il en a l’air, loin de son gourou carnivore, qui nous parle de cinéma bien sûr, d’art, d’haricots, de Bernadette, de son « frère » Buñuel, de son besoin de solitude, ou de Margaret et le veuf, écrit en 1971 avec Roland Topor, et jamais réalisé.