Études sur Paris est tout d’abord le montage, supervisé par la fille du réalisateur, d’extraits filmés par André Sauvage en 1928. Cinéaste du muet, du fantasme et de l’invitation au voyage, Sauvage connut la tragédie puis l’oubli, avant qu’Agnès, sa fille, et les Archives du CNC ne déterrent et ne restaurent ce qui pourrait bien ressembler à un trésor inachevé. Grâce aux notes du réalisateur, les archives des ces moments parisiens ont donc été raccordées ‑et non compilées‑, et reflètent admirablement le surgissement poétique dans la mise en scène du monde urbain devenu personnage de cinéma. André Sauvage devrait apparaître maintenant au panthéon de l’avant-garde des années 1920, comme un petit frère de Germaine Dulac.
Comme le livret nous l’indique, la biographie d’André Sauvage ne fut pas des plus calmes : bien que reconnu par Élie Faure pour ses toiles ou Max Jacob pour ses écrits, bien qu’ami des surréalistes ‑dont on voit d’ailleurs l’influence dans le collage des phrases filmiques ainsi que dans la transformation du réel en fantasmagorie formes et de mouvements surimprimés‑, le cinéaste eut bien du mal à produire ses films. Refusant visiblement d’entrer dans le moulin des industries cinématographiques, il suivit ses envies de bohème, jusqu’à l’avènement de son grand projet : un film sur la fameuse Croisière jaune de 1931 – 32 organisée par Citroën. Mais l’entreprise considéra, au retour de Sauvage, que ce dernier n’avait pas assez mis en valeur la marque automobile, et, après avoir limogé Sauvage, réutilisa une grande partie de ses pellicules en refusant que son nom n’apparaisse au générique. Après une lutte sans résultat pour la reconnaissance de ses droits d’auteur, André Sauvage, manquant de soutien dans la profession, deviendra agriculteur jusqu’à sa mort, en 1975.
Mais ce n’est pas le dernier film-rallye asiatique que Carlotta a décidé avec acuité de sortir de l’ombre : Études sur Paris a été restauré en 1991 par les Archives du Film, et se présente en cinq parties reconstituées à partir du négatif original et des notes de travail laissées par Sauvage. Le film ne se présente d’ailleurs pas comme un dispositif, mais comme une narration construite, faites d’instantanés et de mises en scènes pures, de flottements et de pauses. Sauvage conçoit visiblement son voyage comme une entrée de la caméra dans un décor : le voyage démarre donc au fil de l’eau, de Paris-Port à la Seine, telle une remontée des canaux et des bras fluviaux qui représenteraient les veines coulantes et centrales d’une capitale-personnage. Dès les premières images, le noir et blanc au grain clair et luisant apporte à la ville toute sa nuance, son relief : au fil d’une eau-récit, la ville surgit, complexe et plurielle, les images quotidiennes se mêlant aux réussites formelles. On peut trouver dans ces premiers moments de nombreuses références ‑comme, celle, déjà évoquée, d’un surréalisme de cadavre exquis, mais la plus frappante de prime abord est celle de l’impressionnisme. Paris, pour Sauvage, n’est pas seulement une multiplication d’anonymes et de séquences : le monde urbain est aussi territoire d’expérimentation. En témoignent la mise en mouvement du paysage industriel, cher à Monnet dont les bords de Seine semblent revivre, Turner ou Delance : suivant la fumée des industries métallurgiques, le cinéaste transforme le prosaïsme en support poétique ; la couleur, presque bleutée de ces fumées, le mouvement très lent et circulaire d’une caméra se laissant envoûter par son objet entraîne chaque image un peu plus loin. Utilisant l’image comme véritable narration, Sauvage pénètre dans les entrailles de la ville par cette même fumée.
Évidemment, la visite des canaux souterrains a un pouvoir de fascination en elle-même. Mais il serait réellement malhonnête de ne considérer dans cette œuvre que sa part patrimoniale et sa susceptibilité à entraîner le contemporain du XXIe siècle dans une découverte nostalgique ou simplement curieuse. Le voyage de Sauvage est d’abord un voyage au pays du cinéma de tentatives, de manipulation et de jeu avec l’image : étudiant les mouvements, les surgissements, n’hésitant pas, de temps à autre, à faire poser quelques êtres devant son objectif à la Doisneau, Sauvage voit tout, s’intéresse à tout et tous, et cherche l’irréel et le fugace dans le posé. Des canaux souterrains, il retient les puits de lumière qui créent un faisceau et annihile le cloisonnement. Il voit des ouvertures, des images partout : les ponts de Paris ne sont plus seulement des gardiens mais des corps qu’il caresse, qu’il scrute. Études sur Paris ne conçoit pas la ville comme un objet figé, mais comme une machine vibrante prenant son pouls dans la ferraille battante de la Tour Eiffel ou le va-et-vient des ruelles médiévales : le film intègre d’ailleurs les hommes sans systématisme, de l’artisan au badaud des Champs-Élysées en passant par les vagabonds des pleines de la Bièvre et du nord. Sauvage conserve tout au long des quatre-vingt minutes du montage final une tendresse qui n’oublie ni la noirceur, ni la pauvreté, ni l’éclat.
On retrouve chez Sauvage tous les paradoxes du monde urbain : sa modernité fumante et vrombissante d’un côté, son lien profond à la ruralité de l’autre. Paris est aussi une terre où les chèvres se promènent à la barbe les touristes, où le désert côtoie la suractivité marchande et les réclames publicitaires, où l’accélération fait face à un temps plus long de l’observation. Si quelques panoramas rendent à Paris sa superbe et à certaines scènes leur temporalité fugace, c’est plutôt dans la recréation de l’atmosphère par une variété de tons et d’articulations narratives (fondus et incrustations notamment qui sont souvent à l’origine d’une plongée dans l’irréel) que Sauvage sublime son objet. On retrouve d’ailleurs cette même fantaisie poétique et troublante dans l’un des suppléments du DVD, Portrait de la Grèce, tourné en 1927. Reste un petit conseil : la restauration a été mise en musique par Jeff Mills et par le quatuor Prima Vista. Bien que ce dernier donne à entendre une partition plus classique, elle est nettement préférable et plus maligne que celle de Jeff Mills, lorgnant sur l’électro et la musique répétitive qui tente d’actualiser une image qui n’en a pas besoin, et l’affadit, la systématise, enlève en somme par ces rythmes lancinants l’enchantement que la lumière de la pellicule distille. Il serait, en effet, assez dommage de se laisser parasiter par un son qui enlève à ses Études leur légèreté mélodieuse et leur discrète beauté nébulaire.