Passons les visuels d’une grande laideur (étonnant car l’affiche pour la ressortie d’Extérieur, nuit était on ne peut plus réussie), passons l’absence de bonus dignes de ce nom (une interview lambda de Bruno Wolkowitch), ce double DVD consacré au réalisateur Jacques Bral détient un joyau en son sein : Extérieur, nuit justement.
C’est un de ces longs-métrages qui ne rentrent pas dans les filmographies officielles recensant les cinéastes qu’il faut nécessairement aduler et les œuvres qu’il faut avoir vues. Si le film n’était pas ressorti en salles l’année dernière en version remastérisée, obtenu de bonnes critiques et fait quelques entrées, Extérieur, nuit serait sans doute resté au rang de vague souvenir dans la mémoire de cinéphiles avisés.
Cela aurait été bien dommage, car le film est d’importance. Extérieur, nuit est à la fois l’héritier de la Nouvelle Vague, et son testament. L’héritage est partout présent, des dialogues sous forme de sentences (« la vie est formidable, dommage qu’on ne soit pas à la hauteur »), à la photo virtuose de Pierre-William Glenn, domptant comme rarement la caméra 16 mm.
Le testament est présenté dans une des premières séquences. Un travelling arrière de nuit, montrant deux amis alcoolisés marchant côte à côte, Léo (Gérard Lanvin) et Bony (André Dussollier) qui tient dans ses bras la plante en pot qu’ils viennent de voler dans un hall d’immeuble et qu’ils abandonneront un peu plus loin sur le trottoir.
En voix-off, Bony raconte sa rencontre avec Léo, dix ans auparavant pendant mai 68, alors qu’ils se passaient de main en main des pavés pour construire une barricade rue de la montagne Sainte Geneviève. Le rempart n’a pas tenu face à la charge des CRS, et les rêves de révolution se sont évanouis avec lui.
Extérieur, nuit raconte l’après, la fin des illusions. Léo et Bony se rêvent artistes : le premier est saxophoniste et le deuxième veut devenir écrivain. Mais ils vivent d’expédients : Léo a tâté de la publicité et Bony se fait à l’occasion dactylo. Ils sont cette époque charnière où la crise pétrolière est survenue, où les immeubles de bureaux fleurissent annonçant le triomphe du cadre sur l’ouvrier.
Les affiches placardées sur les palissades d’une ville en travaux le disent bien : « ennui, soumission, chômage ». Les années 1980 ne sont pas encore tout à fait là, avec le déluge de fric qui va les caractériser et l’ultralibéralisme qui va y jeter ses bases. En 1978, il y a ce goût amer de la défaite et du renoncement que Jacques Bral sait parfaitement retranscrire.
Ses personnages sont comme sidérés, l’œil trouble, se perdant la nuit, au comptoir des bars où leur ardoise grandit, dans les caves remplies de jazz, ou dissertant sur le bord d’un canal. Lanvin et Dussollier sont remarquables pour incarner ces touchants paumés qui annoncent ceux d’Un monde sans pitié (autre film seuil marquant la fin d’une décennie).
S’il n’y a plus d’espoir, il reste le corps, la sensualité, le rapport humain dans ce qu’il a à la fois de plus concret et plus insondable. Christine Boisson se fait la pointe du triangle amoureux. Sa prestation est magnifique, électrique de bout en bout. Femme sexuelle jusqu’à son moindre battement de cil, elle a ce don de transcender les dialogues, jouant de son élocution heurtée pour traduire les émotions refoulées par son personnage de chauffeuse de taxi borderline.
Autant Extérieur, nuit est à voir absolument, autant l’autre film du DVD, Mauvais garçon datant de 1994, est parfaitement oubliable, comme sa caricature. Dix ans après Polar, adaptation ratée d’un roman de Manchette (qui n’aura jamais été gâté par le cinéma), Bral tente de se remettre en selle en filmant à nouveau les tourments amoureux de rebelles à la norme.
Mais à part quelques scènes d’escalade et une Ludmila Mikaël à l’œil torve, rien ne fonctionne vraiment. Là où Lanvin sortait ses tripes, Bruno Wolkowitch cabotine affreusement. Là où Christine Boisson étincelait de beauté et de talent, Delphine Forest est juste jolie. Là où Extérieur, nuit bouleverse, Mauvais garçon exaspère. Comme souvent, le come-back est raté, la magie a disparu.
Jacques Bral est donc peut-être le réalisateur d’un seul film, mais de quel film. Extérieur, nuit est un petit chef‑d’œuvre, mot galvaudé mis à peu près à toutes les sauces, mais qui traduit là la qualité d’un travail d’orfèvre. La musique de Karl-Heinz Schäfer restera longtemps en tête, comme la dernière phrase de Dussollier adressée face caméra à une Cora en fuite et au spectateur confident : « Comment peut-on juger les gens ? »