Sculpteur, dessinateur et peintre, René Laloux (1929 – 2004) s’est tourné vers le cinéma d’animation à la fin des années cinquante. Son premier essai est une mise en mouvement de dessins conçus par des malades en hôpital psychiatrique (Les Dents du singe, 1960). Se prenant au jeu, il réalise plusieurs courts-métrages et restera fidèle à cette forme jusqu’à son dernier et très beau Comment Wang-Fô fut sauvé (1987). Entre temps, il offre au cinéma d’animation français une nouvelle modernité avec son premier long métrage La Planète sauvage sur des dessins de Roland Topor (1973). Un second suivra, Les Maîtres du temps sur des dessins de Moebius en 1981. Ces deux bijoux du cinéma créés avec des auteurs au graphisme radicalement différent, Topor et Moebius, ne révèlent que mieux le style René Laloux : un rythme lent, contemplatif, avec des personnages à fleur de peau en révolte permanente. Son dernier opus (1987), Gandahar, est un film damné qui pris dix-huit ans de la vie de Laloux, n’eut aucun succès public et fut partiellement renié par leurs auteurs mêmes. C’est dire qu’Arte Vidéo a eu l’heureuse idée, deux ans après la mort du réalisateur, d’éditer ce Gandahar maudit… pour mieux saisir l’ampleur d’un drôle de cinéaste qui ne jurait que par l’animation.
Laloux et la création
La sortie DVD de Gandahar, après celle de La Planète sauvage et Les Maîtres du temps, est le petit évènement de ce mois de novembre 2006. Outre le film, deux courts métrages, La Prisonnière (1985) et Comment Wang-Fô fut sauvé font pendant à Gandahar en mettant en évidence l’obsession de Laloux : faire bouger des images avec le cadrage et le montage et sans forcément mouvoir les personnages. C’est ainsi bien davantage un cinéma où le spectateur projette des mouvements sur l’image et prolonge un geste qu’un cinéma d’actions permanentes pour justifier le mot animation. La Prisonnière, un court jugé raté par ses auteurs, est au contraire une expérience intime et limite qui envoie au fin fond d’une toile de Paul Delvaux. Ces trois films ont aussi le même compositeur, Gabriel Yared et ce dernier réussit à donner une atmosphère différente mais particulièrement magique à ces entrées dans les mondes fantaisistes de René Laloux. Des entretiens complètent ce bonheur visuel et l’assistant réalisateur Philippe Leclerc, le romancier Jean-Pierre Andrevon, le dessinateur Philippe Caza, le compositeur Gabriel Yared, redonnent corps à la création en racontant l’épopée de Gandahar. Tiré d’un roman de Jean-Pierre Andrevon, ces « années lumière » ont été préparées dès le début des années 1970 par Laloux. Philippe Caza, futur dessinateur des Enfants de la pluie de Philippe Leclerc (2002), a matérialisé les délires du romancier et suivi les désirs de Laloux durant dix-huit ans. De la préparation au tournage rocambolesque en Corée du Nord, ce documentaire a le grand mérite d’expliquer clairement la traversée d’une œuvre et l’implication créative de René Laloux.
Gandahar
Sur cette planète jadis colonisée par les terriens fuyant la fin de leur monde, l’existence est paisible, les femmes et les hommes vivent un paradis retrouvé. Nus, ils ne se soucient que de l’harmonie et du bonheur. Cependant, un jour, des gandahariens sont retrouvés pétrifiés, changés en statues de pierre. La reine Ambisextra craint alors la destruction de sa planète et envoie Sylvain Lanvers, un chevalier servant, résoudre ce mystère et combattre l’horreur d’une nouvelle fin. Sylvain rencontre forcément l’amour et attaché à la jeune femme qu’il a possédée, il va tenter de surmonter l’angoisse qui bouleverse le monde de Gandahar : celle d’un cerveau nommé Métamorph qui ne veut pas mourir et décide de se nourrir de la vitalité des gandahariens pour être immortel. Sa puissance est telle qu’il ouvre une brèche dans le temps et fort de sa mégalomanie recrache les humains en les transformant en hommes-machines.
Entre surréalisme et science-fiction, Gandahar décrit la révolte des êtres humains face aux manipulations génétiques et face aux modifications industrielles du paysage. Gandahar met aussi en avant la lutte pour le droit à la différence et appose l’image d’un totalitarisme militaire proche du fascisme hitlérien pour dénoncer l’horreur de la soumission. Ainsi, dans Gandahar, la vision de l’arène où dorment les hommes-machines rappelle violemment les défilés à Weimar dans les années 1930 en Allemagne. De même, ces corps humains jetés pêle-mêle à l’angoisse d’un cerveau qui ne veut pas mourir évoquent les charniers de tout temps. Enfin, les statues de pierre, ces femmes et ces hommes immobilisés pour l’éternité, retrouvent les silhouettes des habitants de Pompéi pris dans la lave et les cendres du volcan.
La mémoire ainsi que l’appréhension du temps, qui sont deux thèmes essentiels dans les films de Laloux, sont une fois encore travaillés en fonction cette fois-ci d’une fin, fin du monde, fin de l’homme. Les entorses à la bonne marche temporelle viennent déstabiliser la chronologie tout au long du film, loin du coup de théâtre des Maîtres du temps. Les « Transformés » (aux physiques empruntés aux dieux védiques), des monstres génétiquement modifiés par les humains, ne parlent alors qu’au passé-futur et évite toute alternative présente. Puisqu’ils sont en métamorphoses constantes à cause de ces irréversibles expériences pratiquées sur leur corps, ils ne peuvent être au présent. Oubliés par les gandahariens au fin fond de la planète, ils vivent sous la terre et vivre sous la terre leur donne la possibilité de faire corps avec elle.
Chez Laloux, les astres habités sont organiques. Et le paysage dessiné est puissamment une forme corporelle avec silhouette, apparition de visage dans la roche, de bras dans le ciel. Le décor est un corps décomposé, d’où la réputation de grand paysagiste que l’on peut sans peine attribuer à René Laloux. Une évidence se dessine : bouleverser le paysage revient à bouleverser son corps. Le graphisme se rapproche ici de la bande dessinée : l’opposition nette entre les personnages et le décor a été obtenue grâce à l’application de laque sur le celluloïd et l’aplat d’un crayon gras pour renforcer l’ensemble. Vingt-quatre images par secondes pour faire Gandahar et l’animation semble fluide, « ectoplasmique » selon Philippe Caza, délibérément lascive. Car la force de Gandahar est cette nonchalance, déjà aperçue dans La planète sauvage et Les maîtres du temps, cette nonchalance dans la mise en animation des personnages et des éléments décoratifs. Les bagarres entre humains et hommes-machines sont davantage des ballets dansés que des rixes meurtrières. L’arrivée de Sylvain au cœur du cerveau angoissé – cerveau qui a inspiré Caro et Jeunet pour La Cité des enfants perdus – n’est nullement travaillée sous forme de suspens, bien au contraire. De suite, Métamorph rassure tout le monde, il n’a pas l’intention de tuer le héros puisqu’il sait que c’est le héros qui doit le tuer plus tard : les méchants meurent toujours. Cet aspect « ectoplasmique » où tout fait corps et se sépare est une originalité qui a construit le style de Laloux. Lentement, les héros comprennent ce qui les détache du décor, ils font l’histoire. À la fin, les héros, lascivement, retournent au paysage. Cette façon « lalouesque » de traiter les déplacements du corps en fonction des possibilités narratives du paysage est bel et bien unique en son genre.
Gandahar ? Un cadeau de fin d’année à mettre sous le sapin de Noël pour contempler les mondes tour à tour oubliés, terrifiants et naïfs de l’enfance.