Onir n’est pas un inconnu à Bombay. Ses films n’attirent peut-être pas les foules – et pour cause, ils sont de ceux qui courent les festivals étrangers plutôt que les multiplexes indiens – mais depuis My Brother Nikhil, qui traitait d’un sujet dérangeant (les homosexuels et l’épidémie du SIDA), le cinéaste fait souvent parler de lui, au moins en tant que l’un des représentants de la nouvelle vague du cinéma hindi. Dans I Am, il invite même à l’écran deux de ses confrères – Anurag Basu et Anurag Kashyap –, et des stars passionnées par le cinéma d’auteur (Nandita Das, Rahul Bose), comme pour mieux montrer l’appartenance de son film à un courant anti-bollywoodien qui fleurit aujourd’hui à Bombay. Les thématiques choisies sont de fait provocantes pour qui connaît bien le cinéma indien ; mais I Am montre aussi, à ses dépens, qu’un sujet polémique ne suffit pas à faire un film vraiment réussi, et que cette « nouvelle vague » manque encore de façon criante de moyens techniques.
Depuis le succès de Metro (Anurag Basu, 2008), les films choraux sont à la mode à Bombay. Différentes histoires, différents thèmes : le genre permet en effet aux cinéastes indiens de brasser les nombreux sujets que le cinéma commercial de Bollywood n’aborde jamais, et qui sont au cœur des préoccupations de la société indienne contemporaine. I Am raconte ainsi quatre histoires : celle d’une jeune femme trompée par son époux et qui décide de se faire inséminer artificiellement afin de réaliser son désir d’avoir un enfant ; celle d’une Kashmiri hindoue de retour pour un voyage express au Cachemire après des années d’exil ; celle d’un homme abusé sexuellement pendant son enfance ; celle d’un homosexuel confronté aux humiliations homophobes et à la manipulation policière.
Quatre histoires, quatre villes, Calcutta, Bangalore, Bombay et Srinigar. Un lien ténu unit ces personnages, tous quatre confrontés à la difficulté d’assumer ce qu’ils sont. En faisant le choix de raconter ces histoires les unes après les autres (en introduisant simplement à chaque fois un personnage fil rouge), Onir ne convainc pas franchement du procédé : pourquoi ne pas avoir réalisé quatre courts métrages, ou même quatre longs ? Chaque sujet, chaque ville aurait mérité un traitement plus approfondi, plutôt qu’une impression de survol, une volonté de parler de tout ce qui choque sans faire réellement le tri, sans aller au bout des choses. Certes, la matière est presque infinie en Inde et on ne peut qu’admirer le courage d’Onir, qui fait un choix d’idéaliste – celui de rester fidèle à ce qui le touche plutôt que de céder aux sirènes de Bollywood – mais il reste peu de cinéma lorsque le scénario prend toute la place.
On aurait justement aimé, puisque Onir s’engageait de toute façon sur un autre chemin que celui du cinéma commercial, qu’il en réinvente aussi la technique désuète. Or, beaucoup trop de choses sonnent faux dans I Am : la post-synchronisation en studio donne des effets irréalistes dérangeants à des scènes qui se voudraient justement réalistes ; les scènes de brutalité policière choquent à peine tant il est patent que les coups ne sont pas réels, l’abus sexuel sur l’enfant est mal sous-entendu, la rencontre entre la femme et son donneur de sperme (bien que joliment pudique) est difficile à admettre… De plus, Onir ne travaille pas assez l’atmosphère urbaine de son film : I Am aurait tant gagné à ce que son cinéaste utilise les possibilités de son décor et qu’il saisisse l’opportunité de tourner en extérieurs, dans des villes aussi diverses et mal connues que Calcutta, Bangalore ou Srinagar, pour en faire découvrir un autre jour… Il est vrai que ce n’est pas tout à fait la faute du réalisateur : le cinéma contemporain hindi manque de financements, et malheureusement, cela se voit.
Puisqu’on commence à reconnaître leur talent, ce n’est plus faire justice à ces jeunes cinéastes bombayites qui veulent changer le visage de leur cinéma de ne les admirer que pour leur volonté de changement ; il faut au contraire les encourager à aller encore plus loin dans leur recherche esthétique, afin que le film indien sorte de son ornière, et passe d’un cinéma exotique, en voie de développement (une ironie pour la plus grande cinématographie du monde !) à un cinéma digne de s’établir sur la scène internationale et de fasciner les spectateurs du monde entier. Il faut y croire, et on y croit.