Wild Side Vidéo réédite en DVD une des performances d’acteur les plus atypiques de Frank Sinatra : celle d’un assassin de sang-froid et tourmenteur tourmenté d’une charmante famille américaine. Dans Je dois tuer, ses blue eyes tant admirés ne brillent pas seulement d’un éclat dangereux — même en noir et blanc — mais ne se privent pas de refléter les peurs de l’Amérique d’après-guerre.
Home invasion
Réalisé en 1954 par l’artisan Lewis Allen qui aura fait l’essentiel de sa carrière à la télévision, Je dois tuer — Suddenly d’origine — présente d’intéressants points de comparaison avec un autre thriller sorti l’année suivante, La Maison des otages de William Wyler. Les intrigues se ressemblent : une famille américaine — ou microcosme assimilé — se voit menacer et cloîtrer dans son propre foyer par des criminels qui en usent comme couverture pour un mauvais coup à venir. Le chef des malfrats est charismatique et incarné par une tête d’affiche idoine (Sinatra chez Allen, Bogart chez Wyler — mais pour le premier, ce fut son seul vrai rôle négatif). La famille, préalablement troublée par une remise en cause de valeurs conservatrices (ici le rapport à la nécessité de la violence pour défendre « ce qui est juste », chez Wyler l’autorité du pater familias), surmontera ses conflits internes — dans le sens du rétablissement de l’ordre, bien entendu — en contrecarrant les noirs desseins des intrus. Les deux films aiment à entretenir une ambivalence de principe, confrontant un Mal séduisant, voire parfois émouvant, et un Bien si droit dans ses bottes qu’il en deviendrait presque inquiétant dans son insistance à s’affirmer, sous les traits de seconds rôles solides et familiers (Sterling Hayden / Fredric March).
Frank la menace
Si La Maison des otages limite son propos à un conflit de masculinité dominante entre March le bourgeois en faillite d’autorité et Bogart l’amer braqueur de banques, Je dois tuer, lui, fait dans le sujet fort. Dans une ville si tranquille qu’elle a pour nom Suddenly (« soudain » : n’importe quel fait inhabituel y prendrait des proportions dramatiques), le sinistre Sinatra projette rien moins que d’assassiner le président des États-Unis de passage dans le coin, pour le compte de mystérieux commanditaires. Dans l’Amérique des années 1950, où sénateurs zélés et Commission sur les Activités Anti-Américaines traquent partout une supposée menace communiste de l’intérieur et où même Hollywood purge ses rangs, une telle prémisse est tout sauf anodine. Ajoutons que parmi les otages, on trouve une jeune veuve de guerre (Nancy Gates) qui sur-couve son petit garçon et refuse la seule proximité d’une arme à feu, ainsi qu’un shérif tête brûlée (Hayden) amoureux de son pays et de la veuve, et on voit déjà venir le débat de principe entre attachement et mépris envers les institutions, sur fond de traumatismes de la Seconde Guerre mondiale. Un débat un peu faussé, d’ailleurs : on a confiance dans le mécanisme de secours de l’exécutif en cas de décès du Président, mais on n’évoque jamais le but exact recherché à travers l’attentat lui-même, comme si sa nature maléfique se passait de justification ; le tueur se présente comme un ancien soldat décoré mais vomissant sa hiérarchie — ce qui le rendrait plus sympathique, et le rapprocherait de son rival le shérif — mais les conditions d’obtention de ses honneurs sont rapidement mises en doute… Tout dans les échanges entre personnages évoque une volonté des artisans du film de faire acte de bonne volonté à l’adresse des censeurs de la loyauté envers la bannière étoilée, tout en tâchant d’éviter, par les questions qu’il fait mine de soulever, de tomber dans le franc tract maccarthyste.
Le personnage de Sinatra présente une autre ambiguïté, celle-là semble-t-il inextricable, qui, faute d’être très crédible, assure le mieux au film de ne pas — trop — accréditer le cliché du « péril » rouge : son mobile. Censé tuer pour l’argent (l’idéologie, rouge ou autre, ne l’intéresse visiblement pas), il n’en présente pas moins tous les signes du « présidenticide » dérangé et mégalomane qui aurait tout aussi bien pu agir pour son propre compte, à l’instar des assassins de Lincoln ou de McKinley. C’est d’ailleurs à cet aspect-là du personnage, et de la menace qu’il représente, que s’intéresse la réalisation de Lewis Allen, pas vraiment pressé de prendre parti politiquement, mais motivé dès qu’il s’agit de tourner autour de sa star. Sinatra n’est peut-être pas le méchant le plus convaincant des films noirs (il en fait quelques tonnes), mais il prête sa prestance et son regard magnétique à la caméra, parfois face à elle au cours d’un de ses discours proches du délire, afin que celle-ci fasse de ce physique charmeur et de ces yeux clairs une source de crainte. C’est essentiellement à travers la captation — de mise en scène discrète mais encore timide — de ce corps-là, objet de fascination placé dans une posture inédite et prêt à subvertir son image publique, qu’une forme de transgression survit sous le poids idéologique de son temps.