Conçu avec l’instinct et la passion de l’immédiateté, deux ans après l’assassinat de Matin Luther King à Memphis le 4 avril 1968, King : de Montgomery à Memphis retrace le ministère public du pasteur géorgien au travers d’archives allant de la campagne de boycott des bus après l’arrestation de Rosa Parks en 1955 aux funérailles du plus jeune prix Nobel de la paix que l’institution suédoise ait jamais connu. Montage intense de séquences mêlant la gravité d’une ségrégation quotidienne au lyrisme de l’orateur hors pair qu’était King, le projet d’Ely Landau, figure de la production indépendante des années 1960 et 1970, pose, comme tout film de montage, la question de la parenté de la création. Les distributeurs ont mis et mettent toujours en avant les participations de Mankiewicz et Lumet ‑qui n’apparaissent au générique que dans les remerciements- qui furent sans doute plus bienveillantes qu’actives. Dans l’entreprise toujours risquée de la fusion du temps court de la mémoire immédiate et du temps long de la mémoire archivée, il s’agit non pas de filmer, mais de trier, de recouper, de faire fusionner le sujet et l’objet, le tribun et sa représentation… et donc ici de mettre en valeur un homme, au-dessus de la mêlée dramatique, héros et maître disparu mais omniprésent.
Les images des autres
Si Ely Landau n’a pas enregistré ces témoignages de pellicule, il a fait le travail de débroussaillage, a orienté la narration et a convoqué ses propres témoins, des acteurs récitant poèmes ou discours, qui assurent une forme de continuité de l’écriture. Dans quel but ? C’est la deuxième question que posent les films de montage. Sans commentaires, sans contextualisation, sans présentation des personnalités récitantes (il y a fort à parier que peu de spectateurs reconnaissent aujourd’hui Harry Belafonte ou Ben Gazzara), King : de Montgomey à Memphis interroge sa propre finalité : mémorielle ? pédagogique ? hagiographique ? Sans doute est-elle un peu de tout cela. Landau semble obsédé par la figure à laquelle il rend hommage sans pour autant donner l’impression de livrer en pâture images et son. Classées par ordre chronologique, les archives sont pourtant hétérogènes : retranscriptions sonores, extraits d’actualités, séquences de discours filmées par les télévisions, quelques militants ou entretiens plus intimes, etc. Elles se mêlent également avec l’image d’une Amérique plus anonyme, peuplée de Noirs refusés des salons de thé, grossissant les rangs de manifestations réprimés parfois violemment par une police (et des gouvernements fédéraux) frontalement ségrégationnistes. C’est justement la grande force du film de Landau : la capacité à reformuler une histoire par la richesse de matériaux dont « l’auteur » n’est pas à l’origine, quitte, parfois, à ne montrer qu’un point de vue.
Livrer ou restituer
On ne peut condamner par principe le militantisme, c’est en général le détournement de l’archive qui pose problème dans le genre en présence. Car l’exercice a ses écueils, notamment la tendance à la symbolisation extrême d’un homme qui écrase quelque peu ses congénères de lutte. Tous les mouvements semblent tournés vers la parole du maître ‑quelle parole, certes !- et laissent peu de place au questionnement de l’image officielle. Mais Ely Landau utilise également ces sources avec beaucoup d’humilité : l’image brute, certes montée et rangée dans une temporalité cinématographique, ne sert ici aucun discours autre que celui de King ; il a l’honnêteté de faire sienne la structure de l’histoire défilante sans craindre la linéarité ou la platitude, sans souligner l’appartenance de ses images à de petites coquetteries de contextualisation contemporaine ‑musicale notamment. Landau est tout de même beaucoup aidé en cela par la figure choisie, King, flamboyante, aussi extraordinaire dans ses improvisations oratoires que dans sa capacité à rassembler et à apaiser. Mais il a réussi, quelques mois seulement après l’assassinat de ce dernier, à produire un film qui, certes, tend plus à officialiser qu’à questionner, mais parvient tout de même à restituer sans sensationnalisme la portée (et l’aura) politique d’un homme tout en tissant, en creux, le portrait d’un pays rongé par sa propre histoire.