Modeste documentaire à la chronologie linéaire, L’Amère Patrie a le mérite d’exposer au grand jour, archives et témoignages à l’appui, que l’exil des pieds-noirs ne fut pas seulement un traumatisme mais la mise sous silence d’un vécu collectif. Entre le déni effarant du gouvernement gaulliste, la volonté des métropolitains d’oublier cette page honteuse du pays qu’était la défaite en Algérie et la méfiance généralisée à l’égard de ces déracinés que l’on prenait tous pour des grands colons esclavagistes ou des fascistes, le film parvient, malgré sa facture d’un académisme à faire pâlir François Ozon, à donner une idée assez claire de l’étroitesse du possible dans lequel plus d’un million de personnes furent obligés de s’engouffrer.
On regrettera un montage trop rapide. On regrettera l’incapacité du documentaire à laisser du temps aux images d’archives, pourtant splendides et rares. L’Amère Patrie, comme trop de « documentaires » calibrés pour la télévision, peut se regarder les yeux fermés. Essayez, faites le test, vous verrez que vous ne raterez rien. Priver une image de sa durée, c’est l’empêcher de rester dans nos mémoires. Une image est faite pour être vue, non pour servir d’illustration à une voix off toute-puissance. C’est peut-être seulement là qu’il faut trouver un intérêt à ce film, dans cette voix off et sa naïveté qui lui fait confondre histoire et linéarité. Loin d’être une proposition d’historien, ce film choisit de nous raconter une histoire avec de l’Histoire. C’est déjà pas mal.
Si ce récit a un cœur, il est l’oubli, le camouflage de l’Histoire par le gouvernement gaulliste et la population française. C’est que le gigantesque mouvement migratoire des anciens pionniers de l’Algérie française coïncide avec un désir collectif de vivre enfin une période de paix et de jouissance. Car, en 1962, cela faisait plus de vingt ans, depuis le début de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre d’Indochine et celle d’Algérie, que la France était restée dans un état de tension. La guerre d’Algérie, par son épreuve, par sa terreur, faisait bloc avec une angoisse fort lointaine et dont la source n’est situable qu’à condition de sauter par-dessus la Libération pour voir ce que les années soixante doivent aux révoltes tuées des années trente. La fin de ce conflit, qui rechignait encore à se donner comme « guerre » à l’époque, provoque chez les métropolitains un immense soulagement, l’espoir d’un renouveau, la volonté de reprendre la gaieté là où ils l’avaient laissée en 1940. Le début du documentaire a le mérite d’indiquer un autre film, peut-être pour un autre film.
On comprend mieux la sale phrase de Defferre, alors maire de Marseille, qui voit arriver chaque jour des milliers de pieds noirs : « qu’ils aillent se réadapter ailleurs » ; on imagine bien les écritures noires qu’une témoin, après cinquante ans de silence, avoue avoir vu écrites sur les quais de Marseille : « Les pieds-noirs à la mer ». Avec leurs valises, leurs biens perdus, leur famille entière à quatorze dans un misérable studio, leur recherche de logement, leur mémoire inclassable dans le joli livre doré de la France, les pieds-noirs devinrent les « trouble-fêtes » d’un pays gagné par l’optimisme forcené des perdants. Leur dernier porte-parole, Albert Camus, a laissé son ton et sa conscience au fond de la Facel Vega dans laquelle il meurt, dans un accident, en 1960. Sa disparition laisse place à une unanimité impressionnante qui va de la droite chrétienne de Mauriac aux communistes (Aragon, Triolet, Sartre et Beauvoir en tête) : parce que l’Algérie française, son ancestrale oppression, était indéfendable, et parce que les colons bloquèrent, selon Pierre Nora, toute possibilité d’indépendance, les pieds-noirs, une fois débarqués en France, preuves vivantes d’une part de passé à oublier, devinrent les boucs émissaires d’une politique tyrannique que la France exerçait depuis 1830. Renaît alors, dans cette France qui rêve du conformisme matériel américain, la peur d’un retour du fascisme, fantasme que le pied noir condense à lui seul, comme on le voit bien dans un article d’un canard comparant les pieds-noirs à des terroristes nazis. Preuve encore que le gouvernement se méfie de cette masse, De Gaulle leur interdit de s’inscrire sur les listes électorales et les rafles, notamment à Marseille, sous prétexte de contrôle d’identité, se multiplient à mesure que de nouveaux bateaux les débarquent, encore et encore.
Sur ce point, le film est sans ambiguïté : tandis que Pompidou et De Gaulle feignent de croire que les accords d’Évian ont ramené la paix, tandis qu’ils inventent, ORTF à l’appui, la fiction d’une réconciliation sur le terrain et de la cohabitation pacifique, les métropolitains, ainsi justifiés en sourdine par l’idéologie gouvernementale, désignent les pieds-noirs comme les coupables de la défaite, les agents d’un infâme terrorisme (bien qu’on ne comptait que 3000 activistes de l’OAS sur le million de rapatriés), et les raisons d’une colonisation de plus en plus regardée comme inhumaine. Alors que le cessez-le-feu, qui prévoyait que les pieds-noirs restent sur le sol algérien, n’est pas respecté, et que le FLN et l’OAS redoublent de terreur, Pompidou martèle, imperturbable, la fable pacifique. L’avis d’un des témoins du film résonne alors avec force : « De Gaulle 62, c’est Pétain 40. Toute proportion gardées bien sûr : De Gaulle a été un grand homme d’État, un grand politique, mais j’ai bien peur qu’il n’ait pas beaucoup aimé les pieds-noirs. » Son intérêt était en effet un peu plus loin qu’Alger, dans le Sahara, où il souhaitait continuer ses essais atomiques et l’exploitation du pétrole, c’est-à-dire se donner les moyens des autres d’incarner le renouveau de la grandeur française.
Ce film porte bien sur une planification de l’oubli, qui commence avant même que les pieds-noirs arrivent en métropole, dès le jour, une semaine après les accords d’Évian, où le gouvernement gaulliste attribue à l’OAS la tuerie d’Alger par l’armée française (48 morts, 150 blessés lors d’une manifestation pacifique en 1962). La stratégie de dispersion (le maître-mot de la politique est de « dispatcher ») des migrants sur le territoire, pour en diviser la puissance de contestation, n’est que la perpétuation de ce mensonge d’État. C’est ainsi qu’à Marseille, le flot de migrants est détourné vers la cité de la Rougière, quartier périphérique, de la même manière que le gouvernement encourage les nouveaux arrivés à aller vers le nord de la Loire. Et tandis que le gouvernement continue son entreprise de camouflage, les journaux et la population affirment au grand jour les nouveaux clichés sur cette population inconnue : le grand colon millionnaire qui profite du système étatique ; ces milliers d’ouvriers qui viennent ôter le pain de la bouche aux métropolitains ; le pied-noir paresseux, traînant dans les bars en attendant l’aide mensuelle de l’État, etc. Eux dont 30% des biens ont été « perdus » dans la traversée, c’est-à-dire volés ou jetés à la mer ; eux, modestes pour la plus grande majorité (relisons Le Premier Homme de Camus pour s’en persuader), dont les affaires restés sur le sol algérien furent volés puis revendus sur des bazars ; eux qui, parce que l’humour est le seul ton qu’on leur permit de prendre, firent rire toute la France de leur accent et de leur folklore.
On termine ce documentaire en riant de Tarantino qui, sous couvert de réparer les torts de l’histoire, fabrique du désintéressement historique à tour de manivelle. Il est bien inutile de vouloir mettre à plat les hypocrisies de l’histoire si cette démarche n’est pas accompagnée d’une interrogation concrète sur le présent. Comme l’Algérie n’est plus, dans la conscience de la plupart des pieds-noirs, qu’un territoire mental, dont on se souvient sur la mince base d’images intimes, privées, effrités, bientôt disparues, « le pied-noir » pourrait bien devenir une notion, un terme général qui ferait signe vers l’idée même d’altérité. Maintenant que l’oubli est presque définitivement consommé, que les témoins se vivent comme on regarde les derniers vétérans de 14-18, il ne nous reste plus qu’à nous demander quels sont les nouveaux pieds-noirs, ceux de la France de 2013. Quels sont les boucs émissaires que notre pays rafle avec la bonne conscience des gestionnaires ? Quels sont nos nouveaux arrivés ou prochains français qui n’auront pas la chance des pieds-noirs, celle de débarquer en plein boom économique ? De qui sommes-nous les éternels métropolitains, les spontanés et inconscients accusateurs ?