L’éditeur Malavida poursuit son exploration des filmographies issues d’Europe de l’Est, en s’aventurant cette fois-ci du côté de l’ex-Yougoslavie. Réalisés par Živojin Pavlović, L’Embuscade et Quand je serai mort et livide sont deux perles noires emblématiques de ce courant cinématographique que l’on a appelé la « Black Wave », en raison de son pessimisme et de sa critique radicale et désespérée de la société yougoslave des années 1960.
Les personnages que nous suivons dans ces films sont toujours inclus dans un groupe, et c’est autant l’individu que le groupe qui l’entoure qui nous sont donnés à voir. Ils sont régulièrement immergés physiquement au milieu d’autres personnes. Sans étaler son savoir-faire en faisant des plans-séquences de frimeur sans que cela soit visible, le réalisateur a cette capacité à tout de même étirer les plans, mais uniquement afin de laisser la foule investir le cadre, afin de saisir sans la morceler l’agitation face à lui. Dans un film comme L’Embuscade, qui se déroule après la Seconde Guerre mondiale c’est-à-dire au moment des troubles précédant l’accession au pouvoir des communistes, on sent que cette période de chaos est à même de faire sortir les gens de chez eux, à les voir dans la rue décontenancés et inquiets, paniqués de façon presque irrationnelle, incapable de raisonner et de ce fait à l’affût de la moindre rumeur, du moindre mouvement. Ce que parvient à faire le réalisateur, c’est à scruter cette foule, les phénomènes de masse, par le biais d’une caméra en retrait dont les mouvements sont orientés avant tout par la trajectoire particulière du personnage principal, par ses déplacements au sein d’un ensemble. Dans Quand je serai mort et livide, l’espèce de faux bellâtre et de vrai bon à rien ne peut vivre qu’aux crochets d’individus particuliers ou de structures plus ou moins bidon qui le considèrent comme un grand chanteur (ce qu’il n’est pas, et du coup c’est très drôle !). Il est ainsi régulièrement au centre de différents groupes, trompe son monde avant de mettre les voiles.
Ces groupes forment une entité commune qui est la société yougoslave au sortir de la Seconde Guerre mondiale et sous le régime communiste. Le regard que porte le réalisateur sur cette époque est d’une violence assez surprenante, ce qui lui vaudra de voir ses films interdits. En comparaison, la Nouvelle Vague tchèque semble avoir toujours été plus subtile, métaphorique, mais non moins transgressive et radicale dans ses attaques contre la dictature en place. Mais avec la « Black Wave », s’il s’agit toujours de lire entre les lignes, nous sommes quand même beaucoup plus près de nous prendre en pleine figure l’infâme réalité, et ce sans détour. Un film comme Quand je serai mort et livide ne porte jamais une attaque frontale contre le régime en place, mais s’intéresse à des individus inemployables, inassimilables, vivant de combines plus ou moins crapuleuses. Il semble que la société qui les entoure n’ait pas été capable de faire quelque chose d’eux, de leur trouver une place. La paresse, la bêtise, mais aussi le rejet conscient ou inconscient d’un paradis socialiste n’offrant qu’une routine terne, font d’eux des personnages en marge, survivant grâce à leur aptitude à profiter d’un contexte absurde et chaotique. Comme si pour dénoncer le régime en place, il était plus sage de faire des films avec des personnages hauts en couleur qui attirent l’attention de par leurs excès, afin de développer son discours critique sur la toile de fond à ces histoires, c’est-à-dire la société yougoslave de l’époque en question.
Le sentiment qui domine à la vision de ces films, et qui constitue en grande partie leur pessimisme, est celui de vivre au sein d’un mensonge général. Chacun ment, que ce soit à lui-même ou aux autres, et c’est la société entière qui s’arrange et se constitue autour de ces mensonges. Est bien évidemment en cause la propagande qui, sous couvert de faire sortir les masses de l’obscurantisme en les éduquant via le prisme du matérialisme et du rationalisme, cherche constamment à porter aux nues des individus particuliers se devant de servir d’exemple, alors que rien en eux ne les distingue, si ce n’est la bassesse et l’ambition. Dans L’Embuscade le communiste lâche s’attribue un exploit de guerre dont il n’est nullement responsable, et se retrouve du coup auréolé auprès de ses camarades d’une aura qu’il a usurpée. De même, le bon à rien dans Quand je serai mort et livide voit consacrés ses talents inexistants de chanteur par un article résultant d’un copinage crapuleux, alors que le spectateur a déjà eu à plusieurs reprises la possibilité de douter plus que grandement de ses aptitudes.
Mais ces arrangements et ces illusions visibles au premier coup d’œil ne peuvent s’imposer que parce que règne un climat de violence physique et de terreur psychologique. Dans L’Embuscade, le personnage central du récit est un jeune garçon simple et naïf qui s’engage du côté de la révolution communiste. Mais l’avantage avec ce genre de personnage un peu idiot, un peu benêt, c’est que leur innocence est comme une conscience vierge qui reçoit presque objectivement ce qu’elle a face à elle, telle la plaque chimique de l’appareil photographique. Si le film est clairement une critique du communisme, celle-ci est d’autant plus frappante qu’elle ne remet pas en cause le fond du message fait de justice sociale et d’égalité. Elle ne propose pas pour contrer cette idéologie le point de vue réactionnaire, mais montre comment les différentes perversions des hommes, leur sadisme et leurs ambitions sont à même de s’avancer à l’abri derrière le masque du progressisme et des lendemains qui chantent. L’avenir sera radieux, mais il faut pour l’instant faire le ménage et se débarrasser non seulement des hommes du passé, mais aussi de tout ceux qui ont pu les entourer, fussent-ils innocents. Ce sont les classes sociales qui s’affrontent, et peu importe les individus. La jeune femme dont est amoureux notre héros est la fille d’un riche bourgeois haï par les communistes et, de ce fait, devient elle aussi suspecte. Toute la propagande prétend instruire, mais ne propage en fait ni plus ni moins qu’une idéologie de haine orientée contre ceux qui sont considérés comme les exploiteurs du passé. Rien de mieux que le ressentiment pour faire bouger les foules.
Cette vision noire et ce cynisme peuvent trop souvent fournir des films face auxquels on sent que rien ne sert à rien, que tout est pourri, mais qui d’une certaine façon soulagent les spectateurs en lui disant qu’il est plus sage de ne croire en rien, de ne s’occuper que de soi tout en s’évertuant à passer à travers les gouttes. Mais ici, rien de cela. En aucun cas cette vision noire n’émane d’un regard glaçant et supérieur se voulant au dessus de la mêlée. Personne ne peut prétendre faire abstraction de ce qui se passe, et ce qui se dégage de ces films est avant tout un profond sentiment d’abattement face à un monde à la fois violent et absurde.
Édition DVD
Enfin quelques mots sur l’édition DVD pour dire que comme toujours avec Malavida les copies sont d’une grande qualité. Mais ce qui fait la singularité de cet éditeur est de proposer non pas des bonus intégrés dans le menu du DVD, mais bien un petit livret de 20 pages composé de plusieurs textes critiques d’autant plus pertinents qu’ils n’ont pas été écrits à l’occasion de cette édition. Plutôt que de confier à un critique ou à un historien la tache de rédiger le livret, Malavida préfère effectuer un travail de recherches afin de nous donner à lire ce qu’ils considèrent être les études les plus pertinentes et les plus justes écrites autour des films proposés.