La tignasse blonde dressée, le sac toujours prêt à basculer par-dessus l’épaule, le chien fidèle à ses pieds, le verbe haut et la bagarre facile, Jean Gabin est Bobo, surnom dont la rime avec « hobo » (le vagabond américain) a peu de chances d’être fortuite. Bobo est le premier des deux rôles que le jeune premier français interpréta dans les années 1940 à Hollywood, où il s’était réfugié pour ne pas devoir tourner sous la direction de l’occupant allemand. Même en anglais, sa gouaille reste reconnaissable, et on se réjouit qu’elle soit au service d’un troublant personnage, plus tourmenté que son allure le laisse paraître.
Bobo est de ces esprits libres qui s’attachent à vivre sans attaches, à cueillir les plaisirs comme ils viennent avant de changer de port, vivotant de petits boulots sur sa péniche alors que de meilleures occasions se présentent à lui. Pourtant, ce nomadisme (il se qualifie lui-même de « gitan ») cache autre chose que l’insouciance affichée : un certain malaise vis-à-vis de ses propres pulsions humaines, sur lesquelles il ne saurait prétendre avoir le contrôle. Une nuit confuse mais sévèrement arrosée fait office de révélateur, au lendemain de laquelle il se demande s’il n’a pas tué quelqu’un. Plus tard, ayant sauvé du suicide la jeune et jolie Anna (Ida Lupino), il se dérobe à son propre désir naissant, affecte de préférer la frivolité. À ses pulsions violentes, à son attirance pour Anna, aux manigances de son ami Tiny (Thomas Mitchell) qui ne supporte pas de voir une inconnue s’interposer entre eux (le fait qu’il vive aux crochets de Bobo ne semble qu’un truchement pour un lien plus trouble), il lui faudra quelque temps pour ouvrir les yeux.
La casquette ou le costume
Sous le prétexte de louvoyer entre comédie romantique et film noir (avec cette ambivalence des plans de la péniche plongée dans la brume nocturne et éclairée de l’intérieur, nid douillet autant que piège), c’est le louvoiement de son antihéros que La Péniche de l’amour suit fidèlement et avec empathie, avant qu’il ne regarde en face, dans des circonstances dramatiques, la vraie nature de ses sentiments (suivre son regard perdu au climax final sur les rochers). Avant cela, Bobo aura oscillé entre deux choix de vie qui, chacun à son degré, ne sont que des refuges contre l’acceptation de soi : d’une part son habituelle échappatoire dans sa posture d’homme libre, et d’autre part son revirement dans la soumission à une certaine norme. Car tout homme libre qu’il est, il reste cerné par la normalité, qui l’appelle d’ailleurs, à travers notamment cette musique qui émane longuement d’une péniche voisine. Et par amour, il finit par succomber à ces sirènes, en voulant faire les choses « comme il faut » (il le répétera plusieurs fois), en enfilant un costume pour son mariage, en se montrant sociable envers ses invités qui viennent investir sa péniche pour l’occasion. Cette nouvelle posture sied-elle mieux à ses aspirations ? Le doute subsiste, le happy-end ne tranchera pas vraiment.
Le film est mené avec métier par le vétéran Archie Mayo. Évidemment, quand on sait qu’avant lui, le poste était occupé par un certain Fritz Lang (remercié au bout de quatre jours pour incompatibilité d’humeur avec Gabin), on se prend à rêver d’une direction autrement plus incisive et interrogatrice que l’Autrichien aurait pu imprimer à l’ouvrage (il n’était d’ailleurs pas étranger à la comédie romantique mâtinée de film noir, cf. Casier judiciaire). Mais en l’état, cette Péniche de l’amour reste une modeste mais intéressante étude de caractère d’un homme qui se cherche.