La Rue est à eux, c’est un peu comme si quelqu’un avait filmé la création du Petit Journal. Non, pas celui-ci, plutôt le quotidien de Moïse Polydore Millaud, qui se constituait en 1863 en alternative de qualité et bon marché aux journaux traditionnels. Comme son ancêtre, la création de Rue89 relève du bouleversement de l’information par les possibilités d’un nouveau moyen de communication. Et fournit à Isabelle Regnier un sujet passionnant pour un documentaire qui ne l’est pas moins.
Premières images de La Rue est à eux, forcément « sur le terrain » : en marge d’une manifestation ouvrière, une militante critique la déformation de la réalité sociale par les médias de masse. En face de l’interrogée, pourtant, une journaliste, que seule une étiquette sur sa petite caméra numérique permet d’identifier : on y lit « Rue89 ». La démocratisation d’un moyen de communication, parce qu’il offre un support inédit à la liberté d’expression, conduit immanquablement à la naissance de médias alternatifs. Le modèle du journalisme participatif promu par Rue89 porte comme étendard cette destruction créatrice, au même titre qu’un manifeste artistique, tant il s’inscrit dans une crise de confiance vis-à-vis des médias traditionnels. Pierre Haski, le co-fondateur de Rue89, l’exprime mieux que quiconque lorsqu’il explique que le titre de presse Libération, son ancien employeur, s’est « cassé la gueule ».
Sous nos yeux, donc, une rédaction expérimentale axée sur le participatif : quelques-uns sont journalistes (vingt au moment du tournage), la plupart, environ 1500, sont « anonymes », et passionnés par le débat d’idées, à la manière de Charles Mouloud et Thierry Reboud, lancés dans des discussions alambiquées dont Isabelle Regnier se fait le témoin. À l’aide d’une présentation directement inspirée de la typographie du site (mâtinée d’un soupçon de Godard tardif), la réalisatrice présente indifféremment riverains et riveraines, en précisant à chaque fois leurs nombres d’articles et de commentaires respectifs. De fait, l’engagement participatif outrepasse largement les canons du journalisme traditionnel : un riverain postera ainsi des centaines de photographies d’une manifestation sous les yeux d’une journaliste qui n’en avait sélectionnées que quelques-unes pour son article. La Rue est à eux retranscrit brillamment cette étrange relation, partiellement dématérialisée (les journalistes vont toujours à la rencontre de certaines sources), qui s’établit au sein de la rédaction multiple : non rémunérés, les riverains participent pour la seule « visibilité » que leur offre le journal, un concept qui penche bien plus vers le débat citoyen que vers le narcissisme.
Quand il se recentre sur les mécanismes internes de Rue89, le documentaire ne contourne pas les dangers qui jalonnent le chemin de la monétisation du site, mais évoque la question des revenus en filmant directement des conseils d’administration enflammés où « viabilité » détonne avec « indépendance ». Le décompte des « clics », toujours prompt à décevoir les journalistes les plus impliqués, pousse les actionnaires du journal à déplorer son information « trop monochrome ». Le journalisme web en est encore à ses premiers pas : il cherche son format et sert encore un « média de complément » qui manque sa cible principale, les jeunes. Néanmoins, sans jamais verser dans l’historique et bénéficiant de la maniabilité d’une caméra DV, le documentaire rend compte du souffle libertaire que Rue89 insuffla dans les poumons asphyxiés du journalisme traditionnel. Si l’indépendance totale s’arrêta le 7 janvier dernier pour Rue89, le documentaire d’Isabelle Regnier maintient ses braises ardentes en rappelant l’affaire de la vidéo off du passage de Nicolas Sarkozy à France 3, laquelle valut au riverain Augustin Scalbert une mise en examen pour recel. Probablement une des raisons pour lesquelles la France n’apparaît qu’à la 44ème place dans le classement Reporters sans Frontières 2010 de la liberté de la presse. La Rue est à eux, vraiment ?