Filmmuseum poursuit son exhumation des trésors du cinéma allemand de l’entre deux guerres, et sort ces jours-ci un des classiques de cette période : La Rue sans joie. Réalisé en 1925 par Georg Wilhelm Pabst, le film reste aujourd’hui incomplet, et une grande partie semble à jamais disparue. Malgré cela, l’éditeur nous propose une copie inédite de deux heures trente. L’occasion de se faire une idée plus précise de ce film monumental.
L’éditeur Filmmuseum, distribué en France par Choses Vues, continue son exploration des trésors de la cinématographie allemande, et notamment ceux de la période dite expressionniste. Avec La Rue sans joie, il ne s’agit bien évidemment pas d’un film oublié, mais d’un des chefs d’œuvre de cette époque, réalisé par Georg Wilhelm Pabst, l’auteur entre autres du magnifique Loulou, interprété par la lumineuse Louise Brooks. Si le talent et le savoir-faire de ce réalisateur restent indiscutables, beaucoup de critiques lui reprochent rétrospectivement une approche esthétique appuyée, qualité qui s’avère être un défaut lorsqu’une certaine perfection technique étouffe l’ensemble. Dans L’Écran démoniaque, l’ouvrage de Lotte Eisner consacré au cinéma expressionniste allemand, la critique et historienne considère qu’avec ce film Pabst en fait littéralement trop. Selon elle, la mise en scène du bagage figuratif est faite avec un souci du léché tel qu’elle contribue en définitive à transformer les êtres et les lieux en images d’Épinal.
Certes, il est évident que Pabst n’a rien inventé. Il se sait dans une époque, s’y intègre parfaitement, et en reprend pour ainsi dire avec brio tous les poncifs. Mais tout de même, la copie proposée dans ce DVD nous donne une vision inédite et plus complète de ce que fut véritablement cette œuvre. Grâce aux différents matériaux retrouvés, le film atteint ici une durée de deux heures trente. Du coup, si le sentiment d’avoir affaire à un artisan à la fois brillant et lourd peut nous effleurer lors des premières minutes, l’ensemble acquiert rapidement une ampleur qui ne fait que s’accroître dans la durée. L’histoire qui nous est contée, les différents personnages et les drames associés à chacun, prennent une consistance qui se révèle fascinante, déployant une grandeur tragique intense. Ce qui frappe alors est autant la forme qu’un scénario qui n’épargne rien à personne, en se révélant être d’une violence et d’une crudité étonnantes, ce qui bien sûr fera que le film n’échappera pas au couperet de la censure. Le grand mérite de Pabst est là ! Alors que son talent indéniable lui aurait ouvert les portes d’une carrière tranquille de gentil faiseur, ce cinéaste a tout de même eu le culot de s’attacher à des récits extrêmes, d’une grande cruauté. L’esthétique soignée n’annihile nullement le fait que ces films dépeignent les vices, la débauche et la misère sociale avec une force indéniable.
Il serait difficile de raconter précisément l’histoire de ce film, tant le scénario se développe autour de plusieurs personnages, chacun étant animé par des besoins et des désirs qui lui sont propres. Mais un titre comme La Rue sans joie induit qu’il s’agit avant tout du portrait d’une ville, et même d’un quartier dans lequel se côtoient tout ce qui compose les maux de la société. Ici, nous nous trouvons à Vienne dans les années 1920, confrontés à des milieux sociaux que tout éloigne : d’un côté une pauvreté arrivée à un point de dénuement extrême, de l’autre une bourgeoisie affairiste sans scrupule, cynique et débauchée. Si l’ensemble du film fut bien évidemment tourné en studio, Pabst arrive tout de même à imprimer à cette cité et à cette rue une atmosphère poisseuse et lugubre. À ce titre, la longue file d’attente à la porte de l’infâme boucher est saisissante, surtout lorsqu’un lent travelling passe devant les visages de ces femmes. Les rues sombres, les corps qui se trainent péniblement, les geste qui en disent long sur la misère matérielle et le désespoir de ces êtres, frappent et surprennent par leur capacité à nous immerger dans un lieu et une époque socialement au bord du gouffre. Mais tout en étant face à une histoire réaliste et contemporaine, l’influence des récits fantastiques de l’expressionnisme dans la veine du Cabinet du Docteur Caligari reste sensible dans les éclairages, les clairs obscurs et certains lieux tels que les cages d’escalier.
Les influences de l’expressionnisme ne s’arrêtent pas à l’usage fait des formes et des lumières, mais se retrouvent aussi dans les thèmes abordés, à savoir la pauvreté, la ville, les fêtes orgiaques et, comme c’est le cas dans La Rue sans joie, une critique de la spéculation et des jeux financiers hasardeux. Car à l’instar des deux Mabuse muets réalisés par Fritz Lang, le meilleur moyen de mettre à mal une société est de court-circuiter son économie grâce à des manœuvres boursières ou spéculatives douteuses. Les manigances en tout genre, les agissements de ceux dont le métier est de jouer avec l’argent, sont comme autant de démons faisant la pluie et le beau temps sur les conditions de vie de la classe ouvrière. Aucune ambigüité dans la façon dont est portraiturée cette bourgeoisie capitaliste : vulgaire, débauchée, elle fait bonne figure dans les salons chics, avant d’aller s’encanailler dans les maisons closes. Elle profite de son argent pour s’adonner à la luxure, fréquentant des prostitués, à grand renfort de bijoux, de costumes extravagants et de champagne.
Les victimes ultimes de ces agissements demeurent une fois de plus les femmes. Car pour ne pas mourir de faim, quand toutes les solutions visant à remplir les assiettes de sa famille sont épuisées, ces dernières n’auront d’autres choix que de faire commerce de leur corps en vue de s’assurer une source de revenu. La manière dont cette logique tragique est dépeinte dans le film est assez saisissante, et surprend rétrospectivement par sa violence et sa crudité. Si bien évidemment aucun plan ne montre des actes explicites, la façon dont ils sont suggérés ne laisse planer aucune ambigüité sur ce qui se passe réellement. Lors d’une scène, deux jeunes femmes souhaitant à tout prix acquérir de la viande rentrent chez le boucher. L’une est timide, naïve. L’autre, désespérée, sait très bien ce qu’il en est. Le boucher regarde cette dernière, disparaît avec elle dans une autre pièce. Lorsqu’ils reviennent, l’odieux marchand coupe un bout de viande et le donne aux deux femmes. Plus crédule, la première panique en réalisant ce qui vient de se passer…
Mais cette crédulité ne sera que de courte durée, et cette jeune femme n’aura finalement d’autre choix que de tomber dans la prostitution pour échapper à la misère, mais aussi pour entretenir et permettre l’élaboration des projets fumeux de l’homme dont elle est aveuglément éprise. Adviendra alors un changement dans son apparence : volontairement simple, offrant un visage d’enfant perdue, elle se parera petit à petit grâce au riche client qui l’entretient de tous les attributs du luxe. Les vêtements, les coupes de cheveux, les bijoux et le maquillage contribuent à faire d’elle un objet véritable de désir pour esprit débauché. Elle se farde et disparaît derrière les apparats, dissimulant ce qu’elle est afin de mieux répondre aux fantasmes masculins basiques. Comme chez Sternberg ou Mizoguchi, certaines héroïnes, poussées par la misère ou par un amour insensé, n’ont d’autres choix que de se constituer en objet. Pabst traite cet aspect dramatique avec force, révélant ainsi toute la puissance de son regard lorsqu’il s’agit de filmer des femmes belles et tragiques. Alors que les personnages masculins sont caricaturaux ou assez peu approfondis, le metteur en scène se fait plus subtil et patient lorsqu’il s’agit d’approcher le visage de ses actrices, de scruter leurs gestes et leurs affects. Soit dit en passant, l’une d’elle n’est autre que la jeune Greta Garbo.
En étoffant son catalogue ambitieux, Filmmuseum se révèle être aujourd’hui un des éditeurs les plus passionnants en Europe. Malgré un matériau original d’une qualité parfois médiocre, la copie proposée apparaît à certain moment extrêmement convaincante, rendant justice au travail visuel propre à l’œuvre de Pabst. Le deuxième DVD est quant à lui consacré à une série de films originaux et passionnants s’attachant à la vie et l’œuvre du cinéaste allemand. Un documentaire de 1991 intitulé The Other Eye retrace la carrière de Pabst, s’appuyant sur des témoignages, des documents d’époque ainsi que sur des analyses poussées de certaines séquences des films. Puis, pour revenir plus précisément à La Rue sans joie, un document court s’attache à montrer les diverses étapes de la restauration, la confrontation et la réunion des différentes copies éparpillées. Enfin, une série de rushs et des bouts d’essais nous sont proposés, ainsi qu’un entretien radiophonique de Mark Sorkin, assistant réalisateur de Pabst.
Toutefois, afin de ne prendre personne en traître, il convient de préciser que ces DVD sont sous-titrés uniquement en anglais. Bien que distribué par un diffuseur français, Filmmuseum est un éditeur allemand travaillant en coopération avec les différents instituts cinématographiques d’outre-Rhin. Cela dit, certains films bénéficient parfois de sous-titres français. Enfin, précisons que la collection continuera de s’étoffer d’ici juin-juillet, avec de nouveaux films de la période dite expressionniste. À suivre…