Les éditions Tamasa offrent, avec ce coffret, enfin un peu de visibilité à une cinéaste chinoise injustement méconnue. Réunissant Jouer pour le plaisir (1993), Ronde de flics à Pékin (1995) et Un taxi à Pékin (2001), cette trilogie qui court sur 10 ans s’empare de la capitale chinoise comme petit théâtre d’un pays en pleine mutation. À travers le portrait de trois personnages issus de générations différentes, Ning Ying élabore un geste artistique stimulant et fort d’une dimension critique envers le régime communiste.
Diplômée de l’Académie de Cinéma de Pékin avec, comme camarades de promotion, Chen Kaige et Zhang Yimou – qui bénéficieront par la suite d’une plus grande exposition médiatique sur la scène internationale –, l’œuvre de Ning Ying serait pourtant plus à rapprocher de celle de Jia Zhang-ke, par son inclinaison à nourrir le récit d’une matière documentaire qui cherche à retranscrire les bouleversements humains et sociaux d’une Chine qui se transforme à toute vitesse. La matière même de ces trois films, de la bobine endommagée de Jouer pour le plaisir à la splendide photographie très épurée d’Un taxi à Pékin, suffit à documenter le rapport esthétique que la réalisatrice entretient avec l’entrée dans la modernité de son pays. Même s’il s’agit surtout ici de se pencher sur le quotidien d’une population et d’ausculter, en trois films successifs, les liens qu’elle réussit à entretenir (ou non) avec ses propres traditions, son appareil étatique et les opportunités qui peuvent se présenter aux jeunes générations. Cette progression thématique va de pair avec l’avancée de la trilogie, partant d’un personnage à la retraite pour se refermer avec un jeune chauffeur de taxi, et va puiser dans le réel les éléments nécessaires à sa constitution, élaborant au fur et à mesure ses propres outils de questionnement et de critique.
Les deux premiers films ont en commun de s’attacher à des personnages dont le travail occupe toute la vie, mettant en avant le rôle social important que revêt la fonction. Dans Jouer pour le plaisir, Lao Han est le scrupuleux concierge de l’Opéra de Pékin, qui doit céder sa place et partir en retraite. Il a dédié sa vie à cet endroit, faisant office de factotum (il lui arrive même parfois de faire de la figuration) et se retrouve tout à coup avec un vide immense à remplir. À un emploi du temps ritualisé et au service des autres se substitue donc la liberté, effarante pour le vieux monsieur, de devoir s’occuper selon ses désirs, de se retrouver face au néant social de sa vie sans fonction et ce faisant, de se poser la question de sa propre utilité. La question de l’utilité et de l’image sociale se place également au centre de Ronde de flics à Pékin, qui suit la vie d’un commissariat de quartier. Le manque de moyens, associé aux méthodes archaïques de la police et aux exigences étatiques de réussite et d’efficacité, provoquent à la fois une crise d’identité dans les patrouilles locales, perçues par la population comme de moins en moins capables de faire face à la réalité, et un épuisement progressif dû aux nombreuses heures de veille. C’est alors l’appareil étatique qui prend le relais et broie tout sur son passage : même si le comportement autoritaire d’un agent de police peut être sanctionné et entraîner la création de nouvelles lois, ce n’est pas tant pour protéger le citoyen que pour sauvegarder l’image du régime, et ce sont finalement ses propres représentants, épuisés par la lourdeur de règlements administratifs absurdes et en décalage avec la réalité du terrain, qui finissent par trinquer.
De Ronde de flics à Un taxi à Pékin, Ning Ying réutilise une figure stylistique qui métaphorise une impression tenace à la vision de cette trilogie : trois raccords dans l’axe successifs, qui dévoilent une tablée de policiers en réunion, ou bien un carrefour occupé par un embouteillage, suggérant l’idée que, même si la Chine évolue et grandit, elle éprouve fondamentalement les plus grandes difficultés à changer, à avancer. Sous le vernis d’une occidentalisation inévitable, que de nombreux plans sur des immeubles en construction ou des enseignes bien connues de tous viennent justement mettre en avant dans Un taxi à Pékin, il y a l’héritage persistant d’une Chine qui a souffert et d’un régime qui tente de se maintenir d’une main de fer intrusive et démesurée à l’échelle du pays, et semble pourtant bien obligé de concéder quelques avancées sociologiques. C’est, exemplairement, ce que représente l’ouverture du dernier film de la trilogie, où un jeune couple se retrouve dans le bureau d’une représentante de l’État pour entamer une procédure de divorce. En un plan fixe qui laisse « l’État » hors champ, le couple se voit assailli de questions sur son intimité (fréquence des rapports sexuels notamment) afin d’évaluer la pertinence de leur décision, commune, de se séparer.
Ce fossé qui se creuse entre l’individu et l’État, Ning Ying le figure à travers la description du fonctionnement de petites structures : du retraité Lao Han créant un club de chant, en passant par la brigade de Yang Guoli ou la communauté de chauffeurs de taxi à laquelle appartient Dezi, c’est toujours, pour utiliser une métaphore sportive, la difficulté de ces individualités à se fondre dans un collectif qui prime. L’autoritarisme du flic et du vieil homme répondent alors à l’indolence de Dezi, sans qu’il n’existe de dialogue fructueux entre les films, cultivant cette idée d’un pays brisé en multiples morceaux, perdu entre un régime auquel il ne peut plus se raccrocher et une modernité qui entrouvre les portes d’une liberté effrayante, car arbitraire. C’est alors que la première séquence de Jouer pour le plaisir, matrice de toute la trilogie, revient en tête et résonne d’un autre écho : lors d’une représentation à l’Opéra de Pékin, Ning Ying oppose la perfection de ce qui est joué et chanté sur scène à l’ambiance chaotique qui règne en coulisses. La vision que la cinéaste chinoise porte sur son propre pays s’invite ici avec une étonnante clarté. Et laisse à penser que, derrière cette obligation de maintenir les apparences intactes sur le devant de la scène internationale, on masque ce sur quoi elle s’appuie : le désordre et les défections qui règnent en coulisses.