À l’origine de la trilogie de Bob Connolly et Robin Anderson, on trouve deux événements extraordinaires. Le premier : en 1930 en Nouvelle-Guinée, des chercheurs d’or australiens rencontrent, entre deux chaînes de montagnes qui les abritaient des regards extérieurs, une large population d’hommes et de femmes qui se croyait jusqu’alors seule au monde. Le second : découvrant cette histoire méconnue et interrogeant le fils du pionnier Michael Leahy, Connolly et Anderson se voient confier une malle pleine de bobines qui documentent cette première incursion de l’homme blanc dans les villages de la vallée centrale de la Nouvelle-Guinée.
De la première rencontre à la récolte empoisonnée
Cette double découverte est pour les deux cinéastes le motif d’un voyage initial dans la région, à la rencontre des personnes ayant vécu l’arrivée des Australiens. La confrontation de ces images inouïes à des témoignages de première main aurait suffit en elle-même à produire un film passionnant. Mais dans leur montage, Connolly et Anderson croisent par ailleurs les deux points de vue – ceux des visiteurs et ceux des visités – et font déjà preuve d’une grande adresse dans le montage de leurs récits. Ils montrent ainsi comment, dès cette première confrontation, toutes les données qui font de la colonisation ce qu’elle est étaient déjà en place : une exploitation des terres et des corps reposant sur la puissance militaire et sur une interdépendance artificielle et inégalitaire.
Après First Contact, une nouvelle rencontre fit penser à Bob Connolly et Robin Anderson, qu’ils n’en avaient pas fini avec la Nouvelle-Guinée : celle de Joe, fils illégitime de Michael Leahy et d’une membre de l’une des tribus qu’il trouva sur sa route, ayant fait fortune grâce au café planté sur des terres achetées à la tribu voisine – pour une somme modique, il va sans dire. Le couple de documentaristes trouva en ce personnage un angle d’approche idéal pour l’observation de la vie actuelle des populations découvertes par Michael Leahy. S’attachant à quelques membres de la tribu des Ganiga, les cinéastes observent dans Joe Leahy’s Neighbours leur prise de conscience du fait que quelqu’un d’autre est en train de profiter de la fertilité d’une terre qui fut autrefois la leur et leurs négociations pour tenter d’accéder eux aussi à la richesse. Ces tractations aboutiront à la création d’une nouvelle plantation dont Joe et les membres de la tribu seront copropriétaires et dont le destin est conté dans le dernier volet de la trilogie, Black Harvest.
Ceci n’est pas un film anthropologique.
Si les deux films nous donnent un aperçu de la vie des Ganiga, la démarche de Connolly et Anderson est plus sociologique qu’anthropologique. Le mode de vie des Ganiga, traditionnel, quasiment autosuffisant et très peu concerné par le travail rémunéré, n’est pas en soi l’objet du tournage. Les cinéastes s’intéressent avant tout aux frictions entre deux cultures, deux modes de vies. Celui de Joe, plus proche du nôtre, devient dans cette cohabitation des deux mondes presque aussi étrange que celui de la tribu. Connolly et Anderson ont réussi à faire en sorte que deux points de vue intrinsèques à une même réalité se fassent face et se regardent l’un l’autre, plutôt que d’épouser et de se fondre dans notre point de vue occidental. Joe vu par les Ganiga et les Ganiga vus par Joe sont autres mais sans doute plus eux-mêmes qu’ils ne nous auraient paru sans cette médiation de notre regard.
C’est souvent par de grands rassemblements de membres de la tribu que ces points de vue nous parviennent. Les deux films comportent de longues scènes où les différents chefs Ganiga débattent d’un problème, qui a souvent à voir avec Joe, celui-ci intervenant généralement à un moment ou à un autre pour rassurer ses voisins. Ces scènes d’échanges verbaux révèlent de façon captivante l’état des représentations chez les Ganiga, la façon dont ils se trouvent infusés non seulement de concepts étrangers, mais surtout de réalités étrangères : la tribu se trouve ainsi affectée de la plus dramatique façon par la chute du cours du café. On y découvre aussi la façon dont Joe, fruit des deux mondes, sait naviguer entre ce que la culture occidentale a de plus attrayant et ce que la culture tribale a de plus puissant pour arriver à convaincre son auditoire.
Au cœur du conflit
Dans le passionnant entretien proposé en bonus de cette édition DVD, Bob Connolly évoque la méthode et le temps nécessaires (dix-huit mois sur place pour Joe Leahy’s Neighbours) pour parvenir à ce que la caméra se fasse oublier, à ce qu’elle puisse se placer au cœur d’une situation conflictuelle en interférant le moins possible avec le cours des choses. On ressent très nettement dans les films l’élément clé de cette méthode : la tentative de se débarrasser de toute idée préconçue pour filmer d’abord des individus. Plutôt que de décrire d’emblée Joe comme l’incarnation d’une société marchande et post-colonialiste, Connolly et Anderson laissent la portée métonymique du personnage se dégager naturellement d’une observation attentive de sa façon d’être et de parler. C’est par cette réserve que les cinéastes parviennent à faire de Joe un personnage formidable, que l’on ne peut justement limiter à son rôle d’apôtre de l’argent. Si ses discours sont souvent manipulateurs et que la facilité avec laquelle il peut abuser de la naïveté des Ganiga en matière d’affaires est terrible, le personnage dégage une fragilité qui l’immunise contre toute catégorisation excessive. Dans sa relation aux Ganiga, Joe fait preuve d’une ambivalence qui semble refléter son rapport à lui-même en tant que métis : un rejet et un mépris qui sont comme pétris d’un attachement indéfectible. En miroir, le personnage de Popina, l’un des chefs Ganiga partisan de la collaboration avec Joe, fait preuve d’une ambivalence symétrique entre l’envie que lui inspire cet homme presque blanc, l’intérêt qu’il trouve à être son allié et la colère souterraine qu’il ne parvient pas toujours à réprimer.
Dans cette trilogie papoue, la colonisation ne se résume donc pas au souvenir d’une première rencontre. Elle poursuit son œuvre, post mortem, à travers ses enfants biologiques et ses héritiers spirituels. Ses débris circulent en tous sens, emmènent les êtres dans des directions parfois irrationnelles, en font des mutants. Ce sont cette circulation incontrôlable des vestiges du passé et l’irréversibilité de la rencontre du colon avec sa « terre promise » que Bob Connolly et Robin Anderson parviennent, en trois films, à rendre visibles.