La Vampire fut exploité en France, à l’origine, sous le titre moins sulfureux d’« Embrasse-moi, idiot ! ». Le terme « idiot » est ici employé dans son sens le plus strict, La Vampire décrivant la déchéance d’un homme sur lequel une femme manipulatrice et de mauvaises mœurs – une vamp, donc – a jeté son dévolu.
La Vampire est un film dur, qui échappe aux codes tacites de la narration filmique qui nous est contemporaine : à suivre cette déchéance ininterrompue, la façon terrible dont est décrit le personnage de la vampire incarné par Theda Bara, on se rend compte à quel point notre vision est policée, insérée dans un carcan de codes sur « ce qui ne se fait pas au cinéma ». Certes, cet absolutisme narratif est au service d’un récit dont on sent bien qu’il n’est jamais loin du film à thèse, de cette race particulière qui a à cœur de prévenir son auditoire des périls auxquels il pourrait faire face : la drogue, l’alcool, etc. Ici, c’est donc une femme dévoyée, sans scrupule ni honneur, qui séduit et « pompe » proprement jusqu’à la dernière goutte les hommes qu’elle se choisit comme victimes.
Theda Bara apparaît dans le film telle qu’elle était il y a près d’un siècle, avec un maquillage outré propre au muet, et des attitudes, un regard qui n’appartiennent qu’à elle. Ainsi, la vamp est-elle plus qu’une flapper croqueuse d’hommes : c’est un véritable démon. Le film est la dernière adaptation d’une longue série qui prend sa source dans une peinture de Philip Burne-Jones, « The Vampire ». Viennent ensuite une pièce de théâtre, un poème de Kipling – qui rythme d’ailleurs le film –, mais l’essence démoniaque vient indéniablement de la figure féminine chez Burne-Jones, une succube aux traits modelés sur ceux de sa maîtresse d’alors.
Le réalisateur Frank Powell insiste, dans les premiers moments, sur la morgue de cette femme, son impassibilité devant un homme qu’elle a ruiné, ou devant un autre qui se suicide sous ses yeux. Mais, une fois qu’elle a jeté ses filets sur celui dont la déchéance va constituer le gros du film, Theda Bara est filmée tout autrement : elle perd toute humanité, pour devenir une figure sulfureuse, aux gestes langoureux, outrés – plus que tout, c’est une magicienne, comme le montre l’incapacité presque physique de son amant à lui échapper.
Frank Powell cultive cette étrangeté : il divise son récit entre la famille éplorée par le scandale et le départ du mari pour les bras de la vamp et la vie du couple scandaleux. La première partie, plutôt lénifiante, constitue un portrait idéalisé et sans beaucoup de panache de la famille parfaite. La deuxième, en revanche, frappe par ses outrances : Theda Bara en prêtresse de la séduction, Edward José en cadavre ambulant, hagard et pâle de façon outrancière, même selon les codes esthétiques du muet. Juste avant que la vamp ne brise le couple, apparaît un carton : « le déclin du bonheur ». Pour qui observe attentivement l’image, on perçoit que la mer, devant laquelle la petite famille encore unie se tient, est projetée à l’envers : les vagues refluent, et Frank Powell ne fait pas mine de le cacher. Plaçant son récit dans le domaine de la parabole, de la magie, il pénètre dans un domaine cauchemardesque qui assure à La Vampire une place de choix dans les prédécesseurs de l’horreur cinématographique.
Le film a plus d’un legs : d’une part, évidemment, c’est avec lui que Theda Bara a créé l’archétype de la vamp. C’est également grâce à lui que William Fox fondera la 20th Century Fox – un film qui a donc sa place dans l’histoire. Bien inspirées, les éditions Bach proposent deux bonus : un documentaire doublé en français retraçant la vie de Theda Bara, créature diabolique à l’écran et femme dévouée à la ville, et un entretien avec Jean-Pierre Bouyxou, qui revient sur le film et son histoire. Autant de prologues bienvenus à déguster avant le film lui-même, d’autant plus qu’ils ont l’avantage de fort bien le situer, à un siècle de nous, dans une histoire du cinéma que nous oublions déjà, et de ne rien révéler qui nuise à la vision du film.