On dira que La vie est une goutte suspendue est un documentaire, ce qui n’est pas faux. Il s’agit aussi d’un objet très singulier que La Vie Est Belle a la bonne idée de sortir en DVD. Ce film fut remarqué lors de son beau parcours festivalier en 2006 (Grand Prix du Festival Dei Popoli de Florence et aux Escales documentaires de La Rochelle, Prix du public à celui de Nyons) et de sa sortie dans les salles en 2007. En suppléments, cette édition s’accompagne de divers entretiens (dont ceux, plus longs, avec le réalisateur Hormuz Kéy ou encore Jean-Claude Carrière) qui évoquent tour à tour le film lui-même et son protagoniste que l’on n’oublie pas après avoir fait sa connaissance.
Christian de Rabaudy était philosophe et le demeure. Il fait toutefois totalement profession de diabétique, ou encore, pour les besoins du film, d’acteur diabétique. Un comédien capricieux négociant les plans, congédiant la caméra, aussi un metteur en scène autoritaire depuis l’intérieur même du métrage. La vie est une goutte suspendue procède d’une rencontre devenue lien indéfectible, qui s’est transformé en un jeu entre filmeur et filmé – un film –, puis en un fil de vie, jusqu’à la rupture de ce dernier rendue en deux très brefs et beaux plans ; Christian dans le coma, puis son corps définitivement inerte : une mort que seul Hormuz Kéy – on le comprend progressivement – pouvait fixer. Une mort inéluctable pour ce personnage singulier gravement malade, mais nous pouvons convenir qu’il est loin d’être le seul à être concerné par cette issue.
La folie se place d’emblée au cœur d’une œuvre dédiée à un père, « ce fou ordinaire », celui du réalisateur iranien Hormuz Kéy. Un père dont ce dernier n’a peut-être pas eu l’occasion de goûter assez la substance de ce grain, pour une raison ou une autre, on peut en tout cas l’imaginer, à tort ou non, peu importe. Ce filmeur hors champ est très présent, il distille notamment un parfum diffus d’imaginaire oriental, de conte persan en l’occurrence. Rencontre disait-on plus haut : avec un improbable olibrius au visage maladif de cire, un intellectuel occidental à la moustache vaguement tarkovskienne surmontée d’un regard de cyclope. On lui donne la cinquantaine sans en être tout à fait certain. Ajoutons que ce corps maigre se perd dans des accoutrements clochardesques qui vont du gros bonnet tombant sur les yeux à des baskets trop grandes délaissées par un Pakistanais, en passant par des pulls et manteaux élimés récupérés ici et là, de même que des peignoirs plus ou moins seyants.
Du spectacle de cette extériorité saisissante, La vie est une goutte suspendue chemine vers plusieurs royaumes intérieurs. L’un d’eux réside dans cet appartement semblable à un cabinet de curiosité bordélique où poussent aux quatre coins livres, objets d’art et tableaux de maîtres dont Christian de Rabaudy est fin connaisseur et collectionneur. Habité par eux, notre excentrique est en quelque sorte le locataire de ce fatras précieux. Un autre royaume réside dans cet esprit tout à la fois terre-à-terre et céleste, prosaïque et profond, traitant aussi bien des promotions sur les paquets de café de chez Franprix (variante : caractérisant de « magnifique » un boudin noir de chez Leader Price contenu dans un brouet suspect qu’il avale goulûment) que de la filiation entre Flaubert et Maupassant ou du rapport entre temps et philosophie. « Il n’est de réalité qu’intérieure » confie au filmeur celui qui s’impose comme une sorte d’émanation contemporaine d’un Diogène : misanthrope de bonne compagnie, atrabilaire joueur et jouisseur ascétique.
Aussi, la féminité est un autre royaume, sur lequel ne règne pas ce solitaire endurci, pour qui la maladie a mis fin à la vie sexuelle. Reste le sentiment amoureux, souvent proche d’un esprit de chevalerie, de conquête d’un territoire où l’on se rend gaillardement tout en sachant que l’on s’y brûle. Le film le met d’abord en présence d’Alessia, une plantureuse blonde italienne d’une vingtaine d’années. Peine perdue, elle ne répond pas à ses lettres enflammées et s’en retourne bientôt en son pays. Quant à Natacha, du même âge, « elle n’est pas rousse, elle est russe. » Une autre muse dont il est, en retour, une source d’inspiration pour les très belles photographies. Voilà un royaume que ni la vie ni la mort ne lui voleront, il a été fixé sur papier, peut-être pas éternellement, mais pour longtemps. Ces actes, photographiques et cinématographiques, prennent évidemment une dimension particulière par ce pouvoir de fixation et d’enregistrement, alors qu’il concède l’impuissance de la philosophie face au temps, cette chose que la seule pensée ne peut arrêter. Les pouvoirs « graphiques » de ces media agissent même après la mort et prennent la forme d’un mariage céleste – bercé par les vers éternels du sulfureux poète persan Omar Khayyam – que Hormuz Kéy offre à un ami nommé Christian de Rabaudy.