En 1959, une équipe franco-néerlandaise part à la découverte d’une région montagneuse à l’intérieur de la Nouvelle-Guinée, dont une vaste zone serait encore inexplorée. Escortée de porteurs, de six hommes armés et équipée d’une caméra, elle rencontre, lors de cette historique traversée de l’île du Sud au Nord, des populations n’ayant jamais été en contact avec « l’homme blanc ». C’est du moins ce que Pierre-Dominique Gaisseau affirme dans le film qui relate cette expédition, Le Ciel et la Boue, Oscar du meilleur documentaire en 1962. Il apparaît cependant bien vite que le réalisateur se préoccupe moins de respecter l’exactitude des faits que de procurer à ses compatriotes une bouffée d’exotisme.
C’est bien comme un film d’aventure que Le Ciel et la Boue se présente dès le départ : tandis que nous accompagnons l’équipe dans son voyage jusqu’à la Nouvelle-Guinée, c’est l’impatience d’explorer des territoires vierges qui est évoquée, plutôt qu’un projet d’ordre anthropologique. Accompagnés en permanence par la voix de Gaisseau, nous suivrons donc l’équipe dans les différentes étapes de son parcours : sur l’eau, puis à travers la jungle et les montagnes. Nous saurons tout des différentes embûches qu’elle dut surmonter – maladies, blessures, famine. Cet attachement à décrire les conditions de la traversée donne lieu à quelques scènes saisissantes, comme celles où un avion néerlandais vient larguer des vivres au-dessus du groupe pour permettre à l’expédition de se poursuivre.
Ce sont bien ces scènes-là, plutôt que les rencontres avec les différentes tribus, qui constituent les acmés dramatiques du film. La représentation des populations que l’on découvre est en effet totalement soumise au récit de l’aventure – quitte à être expédiée en deux minutes – et modelée à l’intention du spectateur occidental. Aucune rencontre réelle : le « sauvage » demeure conforme au rôle qu’on lui donne à jouer et les paroles qu’il prononce nous resteront incompréhensibles puisque l’équipe ne compte pas d’interprète. Gaisseau cherche à dépayser en décrivant les parures singulières, à faire frissonner en agitant le spectre du cannibalisme et de la chasse aux têtes, à faire rêver l’Européen à ses origines, en ramenant sans cesse les habitants de l’île à un âge préhistorique dont ils seraient directement issus. La qualité plastique des plans est difficile à apprécier tant elle est sous-tendue de cet ethnocentrisme extrême. Le film fait des autochtones des éléments de décoration, soigneusement mis en scène au point de perdre toute substance, de se figer en une esthétique de livre pour enfants.
Dans First Contact (1983), Bob Connolly organisait la confrontation d’images tournées dans les années 1930 par des chercheurs d’or australiens, rencontrant pour la première fois certains peuples de Nouvelle-Guinée avec les témoignages de Papous survivants. Ici, le point de vue reste unique, l’indigène n’est même pas autorisé à regarder la caméra, comme si Gaisseau se refusait à sortir de sa fiction. Toute perspective historique est également évacuée et l’on peut ainsi continuer de savourer le fantasme d’une terre vierge déflorée par des hommes au courage surhumain.
Si Le Ciel et la Boue peut intéresser, ce n’est donc pas pour ce qu’il nous dit et montre de la Nouvelle-Guinée, mais plutôt en tant que document sur la France de 1960. Si l’on ne peut affirmer que le point de vue qui l’imprègne était alors dominant, Gaisseau nous renseigne au moins sur la position du curseur du politiquement correct à l’époque lorsqu’il finit par confesser avoir été frappé « par la ressemblance entre leurs gestes, leurs regards et les nôtres ».
En bonus de cette édition, on trouvera un court métrage réalisé lors d’une première expédition en Nouvelle-Guinée. Ses couleurs flamboyantes et son sensationnalisme plus modéré rendent sa vision moins inconfortable. Il ne s’agit cependant toujours pas d’anthropologie à proprement parler.