L’INA, avec le soutien du CNC, édite un DVD de montage d’archives télévisuelles sur Mai 68. Outre le côté suranné et délicieux de la télévision d’époque, le DVD présente l’avantage très pédagogique d’une double lecture : d’un côté, un récit chronologique en images de mai-juin 1968. De l’autre, des arrêts thématiques, sur la jeunesse, le monde ouvrier, Mai 68 dans le monde, et la culture. Par exemple, sur la culture, l’INA propose un épisode des Shadoks, ou une interview très intéressante de Roger Planchon devisant sur sa volonté de diversifier le public du Théâtre de la Cité dont il est directeur, par exemple en invitant Hugues Aufray qui lui répond sur le même plateau. Où l’on se souvient avec nostalgie que la démocratisation culturelle apparaissait comme une ambition possible et un projet réalisable. À vingt ans aujourd’hui, on prend alors un petit coup de vieux. Heureusement que les Shadoks font encore rire.
Ce montage de l’INA, quoiqu’un peu didactique et scolaire, restitue malgré tout une partie de l’esprit de Mai 68, et notamment sa capacité à fabriquer à la fois des paroles (des slogans, des discours, des banderoles, des logorrhées, des discussions, des débats) et des images (les pavés, les barricades, les voitures en feu, la Sorbonne occupée), voire des icônes (l’Odéon occupé, Cohn-Bendit expulsé). Lorsque les paroles et les images coïncident, elles sont, pour Mai 68, d’une force très grande : « Politiquement, nous occupons la Sorbonne », déclare Cohn-Bendit. Mais la plupart du temps, elles ne coïncident pas : les paroles des étudiants, leurs discours libertaires sont en décalage avec les images de la France d’alors comme société d’ordre, leurs discours idéologiques ne cadrent pas avec les images de leur révolte libertaire, puis les revendications orales des grévistes ouvriers n’ont rien à voir avec les images de la révolution estudiantine.
Or le montage de l’INA, qui juxtapose images et sons disjoints, témoigne de ces multiples décalages. Il y a une contradiction fréquente entre images et paroles, et dans cette contradiction il y a beaucoup de Mai 68, et de son héritage, lui aussi contradictoire. Quand le son colle à l’image, on entend par exemple une femme crier à un CRS en train de matraquer un étudiant : « Il a mal à l’oreille, il vient de se faire opérer de l’oreille !» Autrement dit, on a beau redire les dates de Mai 68, et en retracer le récit, il semble que sur le moment et encore maintenant l’interrogation demeure : que s’est-il passé ? que s’est-il dit au-delà des accords de Grenelle ? Le problème, c’est qu’on a toujours un peu mal à l’oreille (le CRS a dû taper trop fort).
En tout cas, le film-récit montre une opposition très nette entre ce qui est de l’ordre de l’immobile – les discours de Pompidou ou de Gaulle bien cadrés à la télévision – et ce qui est de l’ordre du débordement – les foules d’étudiants, les visages mouvants, les flammes, les drapeaux, les discours en pleine manifestation. Pompidou : « Il faut défendre la République et nous la défendrons. » Les manifestants : « Tout ce qui bouge est rouge. » Quant aux gens qui défilent en soutien au général De Gaulle le 30 mai, on les voit dans le film justement tout immobiles : bien cadrée et fixe, la foule se tient comme au garde-à-vous sur les Champs.
On peut comparer ces images de télévision à celles des films militants de l’après-Mai 68. On constate d’abord des similitudes de forme frappantes : même grain et même support pellicule, même synchronisation ambiguë du son et des images, même image à l’épaule, mêmes interviews. Mais on note aussi de grosses différences : dans les films militants, il s’agit moins comme ici de la grande histoire, des dates et des grands hommes, que des petits et de leurs petites histoires. Et pour filmer la foule, les réalisateurs militants descendent du balcon jusqu’au cœur de la foule où il devient aussi manifestant. Bref, dans les films militants, on est plus près de l’histoire en train de se faire et plus loin de l’histoire déjà écrite. Le coffret de l’INA permet ainsi de réfléchir sur les enjeux de forme inhérents aux images télévisuelles dès les années 1960 : pour la chaîne télé, il s’agit moins d’écouter et d’observer que de cadrer.