De John Berry, réalisateur américain venu en France après avoir été victime du maccarthisme dans les années 1950, il n’existait que peu d’opportunités de revoir ses films réalisés à Hollywood. De tous, c’est bien Menaces dans la nuit qui aiguisait le plus notre curiosité. Véritable bijou du film noir réalisé dans un contexte totalement indépendant, cette œuvre de 1951 est à nouveau visible grâce aux bons soins de Wild Side qui l’édite aujourd’hui dans une édition de très belle qualité.
Tourné en 1951, sorti sur les écrans alors que le réalisateur avait déjà fait ses valises et quitté les États-Unis, Menaces dans la nuit, au-delà de ses très nombreuses qualités formelles dont nous parlerons un peu plus tard, a déjà valeur de document d’époque. Produit en toute indépendance par Bob Roberts, le projet rassemble un nombre non négligeable d’artistes qui allaient être les victimes de la chasse aux sorcières qui gangrénait la vie politique américaine d’alors. Au scénario, Dalton Trumbo et Hugo Butler sont blacklistés, tandis que John Berry, jusqu’ici plutôt protégé, est dénoncé par Edward Dmytryk après avoir réalisé un court-métrage (à la demande de ce dernier !) pour sensibiliser l’opinion publique à l’absurdité juridique que représente la traque des communistes. Même devant la caméra, de John Garfield à Selena Royle (tous deux accusés également) en passant par Shelley Winters (qui n’a jamais caché ses sympathies pour la gauche américaine), l’équipe est soudée autour de valeurs communes pour faire front face au climat délétère du pays. Dans ce contexte, difficile de ne pas anticiper la tournure tragique des événements qui vont ponctuer le récit.
Nick Robey (John Garfield) incarne la figure du perdant comme rarement Hollywood l’avait représentée jusqu’ici. Plus vraiment jeune homme, il végète dans l’appartement crasseux d’une mère alcoolique avec qui il serait rapidement tenté d’en venir aux mains. Sans ressources et sans aucune motivation non plus, il ne cherche aucun travail pour sortir de ce cercle vicieux, ce qui ne l’identifie pas dans un premier temps comme une victime de l’injustice du système économique. Pire, il accepte de suivre une petite frappe dans un hold-up qui tourne mal et dans lequel un policier est tué. Ne sachant comment réagir ni s’il y a des témoins, Nick prend la fuite avec le butin et se rend incognito à la piscine municipale où il rencontre Peg (Shelley Winters), jeune femme gauche qui va rapidement tomber sous son charme et l’emmener jusqu’à son appartement. Là, dans un accès de désespoir, le malfaiteur décide de la prendre en otage ainsi que ses parents et son petit frère. S’en suit alors une longue et pénible cohabitation entre la famille et Nick, réduit à devenir le bourreau de personnes modestes issues de la même classe sociale que lui.
Rarement dans un film noir de l’époque un réalisateur aura pris autant d’intérêt à immerger son personnage principal dans son environnement social. Si les codes du genre semblent a priori respectés (noir et blanc inspiré, plans resserrés, montage nerveux), les deux personnages principaux n’en sont pourtant pas des prototypes. Lui est une gueule cassée qui ne croit plus à l’avenir et qui agit par désespoir tandis que la blonde se rêverait fatale voire garce alors que chacun de ses gestes ne fait que révéler sa gaucherie, témoignage d’un embarras du corps qui la distingue cruellement des Gene Tierney et autres Lauren Bacall. Tous deux vivent dans un environnement où le rêve n’a pas sa place et où chacun doit se contenter de sa condition modeste (elle travaille dans une pâtisserie et porte un costume ridicule). Là où les Bonnie & Clyde se rencontrent au détour d’un rebondissement romanesque, Nick et Peg se heurtent dans le grand bassin de la piscine municipale par un jour de grande canicule. Lui vient de commettre un meurtre et cherche à se fondre dans la masse, elle apprend maladroitement à nager. Se cherchant une contenance qui le priverait de tous soupçons, il décide de lui apprendre à nager, ce qui déstabilise la jeune femme, visiblement peu habituée à être courtisée par les hommes. À partir de là, tous deux pris au piège d’une réalité sociale qui les écrase, ils vont progressivement se compromettre dans une situation sans retour.
Elle l’invite chez lui sans le connaître (trop peu habituée à savoir comment faire avec les hommes). Après quelques heures passées ensemble et le retour des parents, Nick prend tout le monde en otage, convaincu qu’il sera dénoncé s’il quitte les lieux. Forcée de cohabiter avec un criminel qui a tout l’air sauf d’un professionnel, la famille ronge son frein et réorganise son quotidien en présence de l’intrus. Certains sont autorisés à travailler pendant que les autres sont retenus. Au cours de longues scènes où le réalisateur a choisi de privilégier un réalisme psychologique saisissant, il oppose le preneur d’otages (qui aimerait être tout sauf ce qu’il est au moment présent) et la famille, désemparée. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, aucune sympathie ne se développe entre les étrangers. Chacun pense à sauver sa peau mais développe cette conscience (de classe, on y revient) de ne pouvoir envisager le problème individuellement. La prise d’otages est le résultat d’une mécanique implacable qui broie l’individu et qui oblige à l’entraide pour survivre (la métaphore liée au maccarthisme est donc permanente). Entre les deux partis, Peg joue la carte de l’ambiguïté, incapable de renoncer à cet intérêt que vient de lui manifester pour la première fois de sa vie un homme. S’il meurt, c’est un peu d’elle qui disparaîtra également. Les personnages ne sont jamais érigés en héros mais abordés avec une humanité confondante sous l’angle de leurs défauts et de leurs limites.
Resté longtemps difficilement visible, le film fait aujourd’hui l’objet d’une édition DVD de belle qualité. Agrémenté d’un bel ouvrage de Samuel Blumenfeld intitulé Le Dernier Film noir qui contextualise le film dans l’histoire du genre, Menaces dans la nuit comporte également deux bonus. Le premier offre la parole aux deux enfants du réalisateur Arny et Dennis Berry (le dernier étant le fruit de son mariage avec l’actrice française Myriam Boyer) qui évoquent avec plus ou moins de précision le parcours de leur père au moment de la sortie du film. Malheureusement trop jeunes aux moments des faits (voire carrément pas né pour Dennis Berry), l’anecdote est souvent trop approximative pour susciter l’intérêt. Par contre, le deuxième bonus est un véritable petit bijou : on y retrouve en effet The Hollywood Ten, court-métrage de quatorze minutes réalisé à la demande d’Edward Dmytryk, qui fait l’effet d’une véritable claque. S’y succèdent les « dix d’Hollywood » (dont Dalton Trumbo), black-listés et sans plus aucune possibilité de travailler sous leur nom dans l’industrie cinématographique. Véritable témoignage d’une époque, le film est un véritable appel à la conscience citoyenne de chacun. Il faudra néanmoins attendre 1954 pour que le sénateur McCarthy soit destitué et 1960 pour que toutes les listes soient supprimées. Quelques-uns n’y survécurent pas, comme l’acteur John Garfield officiellement décédé d’une crise cardiaque en 1952, seulement quelques mois après le tournage. Menaces dans la nuit fut donc une dernière bouleversante composition.