Après son éblouissant diptyque Bouge pas, meurs, ressuscite et Une vie indépendante, Vitali Kanevski signe en 1993 un documentaire essentiel sur les enfants des rues de Saint-Pétersbourg. Vingt ans plus tard, Potemkine édite en DVD ce film âpre et lyrique, plein de rage, de musique et de tristesse.
« Salut les enfants ! Vous voulez gagner de l’argent ? Je suis réalisateur. J’ai besoin de gars comme vous, malins, capables de tout. Bouge pas, meurs, ressuscite est passé à la télévision. Vous l’avez vu ? » Comme s’il organisait un casting de fiction, Vitali Kanevski interpelle à la volée garçons et filles en maraude dans la ville. Laveurs de voitures, ramasseurs de bouteilles, tous observent la caméra d’un œil amusé, répondent à la curiosité du cinéaste en dévoilant par bribes leur vie de rapine et de forfaits : « avec mes copains, on a volé 20000 roubles et un autoradio… », « une fois, bordel, j’étais à moto, coursé par les flics… », « dans la rue Dostoïevski, on voulait tirer un rétro… » Poings dans les poches, cigarettes au bec, poses fanfaronnes, ils jouent parfois aux gangsters, mais sous la gouaille et la frime pointe une sensibilité intacte. Hors champ, Kanevski leur parle sans ménagement, conduit la discussion d’une voix autoritaire, quitte à les rudoyer par instants. Pas de faux apitoiement, ni de leçon de morale ici. S’il ne peut occulter la différence d’âge qui les sépare, le cinéaste se rappelle également qu’il fut lui-même cet enfant sans attaches.
Et son regard est tendre – de cette tendresse brute, dépourvue de mièvrerie, qui sait traquer la pureté d’un visage, la beauté d’un sourire, derrière la violence et la cruauté. Au milieu du trottoir, une gamine éclate de rire, ferme les yeux, se prend la tête entre les mains, et son bonheur soudain irradie tout l’écran. Car ils vivent, ces rejetons maudits de l’époque, au son d’un harmonica fêlé ou d’une balalaïka mélancolique ! Ils se débattent au cœur des prisons, des centres d’accueil, des maisons de correction, des fourgons de police. Ils valsent derrière les grillages, braillent des refrains paillards, ou chantent leurs destins abîmés : « nous avons tiré un drôle de billet, nous les enfants du XXème siècle… »
« C’est l’automne du millénaire, tu piges ? » soupire un jeune caïd sur les quais, entouré de ses lieutenants. « Que récolte-t-on en automne ? La moisson. Ce que nos ancêtres ont semé, le bien et le mal. » Les adolescents meurtriers portent un lourd héritage : parents à la dérive, foyers brisés par la pauvreté, rapports sociaux régis par l’économie de marché, où le racket peut être cyniquement présenté comme un « accord commercial » dicté par la nature. Provocateur jusqu’au bout, Kanevski finira par monter les fils contre leurs pères, en leur demandant s’ils pourraient les tuer pour 5.000 roubles…
À la sortie du film, certains lui ont reproché ce ton direct, glaçant et sarcastique. Avec son humour noir, Kanevski souffle le chaud et le froid, alterne une question innocente et un uppercut en pleine face. Sa visite en cellule reste un sommet de malaise, à peine tempéré par une ironie constante. « Tu es un tueur, alors, c’est ça ? » balance-t-il froidement à un détenu qui vient de lui confesser son crime. Kanevski n’absout personne et confronte les délinquants à leur propre image. Placé devant son reflet dans une glace, l’un d’eux ne se voit pas de défauts. « Regarde-toi plus longtemps. Regarde-toi dans les yeux » lui rétorque alors le cinéaste, et cet impératif vaut comme mot d’ordre aussi pour le spectateur.
Kanevski bouscule les consciences, observe l’humain dans sa dualité – besoin d’élévation, tentation de la chute – déjà incarnée par le couple d’enfants de Bouge pas, meurs, ressuscite. Le cinéaste retrouve ici ses deux comédiens fétiches au cours d’une scène incroyable : à force de « déconner », Pavel Nazarov – le petit Valerka de ses deux premiers films – a été incarcéré, et son ancienne compagne de jeu Dinara Droukarova vient à sa rencontre derrière les barreaux. Intense moment de cinéma, où se reforme une complicité d’antan, où les souvenirs de tournage se confrontent à la réalité et au passage du temps, mais où perce surtout un amour infini. « Toi, tu es pour le bien ou pour le mal ? » interroge Dinara. — « La nature a fait son œuvre, ce n’est pas pour rien que l’homme a deux yeux, deux bras… » lui répond Pavel. « Mais l’homme n’a qu’un seul cœur » insiste-t-elle. — « Oui, mais avec deux ventricules ! »
Nous, les enfants du XXème siècle est un film tourné avec deux ventricules, les yeux secs et la gorge serrée. D’histoire en histoire, de portrait en portrait, se dessine une polyphonie d’existences gâchées, de parcours cabossés. Les récits douloureux se mêlent dans une ronde déchirante, que viennent seulement briser de fragiles récréations : une comptine au bord de la Neva, une baignade au soleil… De longs travellings balaient la cour des colonies de rééducation par le travail, où s’entassent des rangées d’enfants tristes, crânes rasés et uniformes à carreaux. Kanevski ne recule pas devant certains effets de montage saisissants. Dès l’ouverture, les bébés couchés dans les bacs de la maternité lui évoquent des pains alignés sur l’étal, prêts à être dévorés, tandis que résonnent les cloches et les chœurs d’une église menaçante. Plus loin, à un groupe d’adolescents en garde à vue dans un poste de milice succède un plan sur un chenil où aboient, l’air hagard, des chiens perdus sans collier. La caméra s’attarde sur les recoins oubliés du pays : caves sombres, halls de gare, docks embrumés. Dans cet univers gris, seule la musique apporte son réconfort et traduit les tourments de l’âme déchirée. Et guitares et trombones forment une plainte ininterrompue, tout comme les enfants rêvent d’une seule voix de meilleurs lendemains : « intéressante et gaie est notre vie / mais nous avons terriblement, terriblement envie / ne serait-ce que d’un coup d’œil / d’apercevoir le siècle qui vient / et voir se révéler quels destins t’attendent, t’attendent, Humain ! »