C’est fascinant, et ce n’est que le premier volume. Arte Éditions, après le célèbre Contacts, lance une collection documentaire incarnant un panorama à la fois synthétique et précis des différents courants de la photographie. Des primitifs de la photographie (1850) à la Nouvelle Objectivité allemande (1960-1970) et la photographie mise en scène (1960-1970), en passant par la photographie surréaliste (les années 1930), une voix off souvent perspicace, pendant d’un dispositif ingénieux d’animation des photographies présentées, nous guide à travers les rapports différents que cet art entretient au réel.
Avec une intelligence pédagogique assez rare, et malgré de permanents bruitages un peu énervants, ce large panorama insiste sur une chose fondamentale : la photographie, ce n’est pas la vérité. Pour être plus précis, la notion de vérité, que l’on a toujours appliquée avec une naïve spontanéité sur le moindre de nos tirages, ne nous permet de comprendre qu’une infime partie de ce qu’est la photographie. Bien sûr, il y a les commencements, ces dessins photogéniques de Talbot qu’on compare aux pochoirs que les hommes du néolithique faisaient sur les parois. Bien sûr, il est toujours tentant d’imaginer qu’en un petit rectangle de papier, on tient une empreinte du réel, sa plus fidèle capture. Les progrès techniques n’ont jamais arrangé les choses : plus le rendu des traits s’est fait fin et précis, plus on avait l’impression de voir le réel à distance. Mais on confond ici la vérité, qui est affaire de concordance, avec l’exactitude ou la précision, qui ne concerne que le produit. La pixellisation numérique nous invite encore aujourd’hui à faire les même glissements que les premiers daguerréotypes, ces images impressionnées sur des plaques de cuivre, faisaient naître dans l’esprit de nos aïeux.
Il y a fort à parier que dans notre façon de faire ou d’aborder la photographie, il y a et il y aura toujours le souvenir d’un rêve, celui des « premiers primitifs » (Nadar), le rêve de pouvoir reproduire le réel. Que ceux qui ont besoin de ce rêve pour disserter, écrire, créer ou, tout simplement, continuer à rêver, gardent ce rêve en eux s’ils le veulent. Mais si l’on regarde les choses de près, on se rend compte que la seule chose, depuis que Talbot a inventé la multiplication des tirages d’après un seul négatif, que la photographie a réussi à rendre reproductible, c’est elle-même, non le réel. La trouvaille de Talbot, cette dissociation du négatif et du positif qui va déterminer la pratique photographique pour les cent-cinquante ans à venir, va créer une inflation dans notre façon de considérer le rapport que cet art naissant entretient à la réalité : la photographie ne pourra plus seulement imiter le réel, mais le trahir, le déformer, le refléter, le renouveler, etc. Car quelle valeur accorder à ce qu’on croyait être une parfaite imitation, dès lors que l’on peut modifier les teintes et jouer de la densité de cette empreinte ? La voix off du documentaire devient alors, concernant cette trouvaille, particulièrement perspicace en soulignant, qu’à ce moment précis, la photographie quittait son statut de technique pour se perdre et se retrouver dans le domaine de l’art ; ou, pour le dire autrement, qu’elle n’était plus seulement une fixation du réel mais son interprétation.
Depuis l’invention de Talbot, de Nadar à Man Ray, et de Robinson à nos contemporains, la photographie n’a jamais cessé de chercher en elle-même les moyens techniques les plus fins pour dépasser ce qu’il y avait en elle de technique : le collodion humide (formé à base de coton poudre, un puissant explosif dissout dans de l’éther), le photomontage, l’automatisme du photomaton (qui a fait le bonheur des surréalistes), le séquençage aussi, grâce auquel Mac Adams a pu travailler sur le « vide narratif » qui sépare deux photos d’une même scène prises à des instants différents, sont des procédés dissemblables, mais tous motivés par une même tendance, celle de fuir la reproduction du réel. Au fond, les grands photographes sont toujours ceux qui reviennent de l’illusion de réalité que la photographie fait naître en nous ; ce sont ceux qui déclarent la guerre au réalisme pour se placer du côté d’un réel toujours en attente d’une meilleure mise en forme et d’une plus grande compréhension. Tous ont, à un moment ou à un autre, décidé de prendre pour point de départ, non le lien douteux de similitude entre le support et l’objet représenté, mais la photographie elle-même en tant qu’artifice. Et il faut bien sûr être clair sur ce que signifie artifice : une construction, pas une illusion.
En faisant un constat à la fois simple et profond, les surréalistes avaient bien senti l’impossible tâche dont on avait, dès sa naissance, chargé la photographie : car dès lors que la photographie fige un mouvement, comment pourrait-elle espérer reproduire le réel ? Le champ de la recherche propre à la photographie a donc toujours été, depuis ses commencements, à l’exact opposé du mimétisme réaliste. C’est parce qu’ils ont parfaitement compris l’essence de cet art, dont ils raillent au passage les prétentions artistiques, que les surréalistes vont s’en servir pour la découper à l’infini et la remonter selon des agencements plus accordés à leurs désirs. De là aussi, leurs têtes sans corps et leurs corps sans tête. Leurs jeux de mots, d’images et de miroirs, cette plongée dans les possibilités du collage et la quête du cadrage qui fait mouche, représentent une avancée considérable pour cette discipline artistique, pour la simple et bonne raison qu’en déconsidérant sa capacité à reproduire le réel, ils n’ont fait, essai après essai, que confirmer que la photographie était faite, comme tous les autres arts, pour le construire ou le reconstruire.
Les mises en scène de David Lenvinthal qui reconstituent les images des combats de la Seconde Guerre mondiale à l’aide de personnage en plastique, les scénarisations minutieuses de Jeff Wall et les savants leurres de Thomas Demand s’accordent, en leur principe, à la « mise en drame » de Bayard dans son Autoportrait de l’artiste en cadavre de 1840 : par-delà le temps et l’évolution des courants, tous ont ou eurent à cœur de jouer de l’apparente authenticité de la photographie. À chercher ce qui peut bien relier l’ensemble des mouvements artistiques présentés par ce documentaire, on se rend donc compte que la photographie se détermine depuis toujours par la recherche du perpétuel dépassement de son supposé pouvoir à capturer le réel. Ici, comme en cinéma, les grands artistes sont toujours ceux qui se moquent du réalisme. La photographie nous montre le chemin et se propose même de prêter à nos prochains cinéastes les mots qu’elle a inscrit sur sa vieille bannière : à mort le réalisme, vive le réel !