Richard III est le dernier volet des adaptations de Shakespeare réalisées et interprétées par Laurence Olivier après Henry V (1944) et Hamlet (1948). Acteur célébré au cinéma, Olivier était surtout connu en Grande-Bretagne comme comédien de théâtre et héritier d’une longue lignée shakespearienne. Son succès croissant sur grand écran ne le détacha jamais des planches, auxquelles il consacra sa carrière. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait voulu graver sur pellicule son art scénique (d’interprétation comme de mise en scène): grand bien lui fit, puisque malgré ses réticences à passer derrière la caméra – il tenta de convaincre sans succès Carol Reed puis Alexander Korda de réaliser le film –, Richard III est une œuvre cinématographique splendide.
Dans l’œuvre de Shakespeare, Richard III clôt les événements relatés dans la trilogie d’Henry V et raconte un moment crucial de l’histoire d’Angleterre : la guerre des Deux-Roses (1399 – 1485) entre deux familles prétendantes au trône, la maison royale de Lancastre et la maison royale d’York. Richard III commence alors que les York ont vaincu les Lancastre et couronné leur roi, Edouard IV, homme pacifiste désirant réconcilier les camps ennemis. Mais son frère, Richard, complote dans l’ombre et ne recule devant rien pour s’emparer du trône, avec le soutien de son allié le duc de Buckingham : après avoir assassiné ses frères, ses neveux et sa femme, il règne enfin… Pour peu de temps, puisque la révolte du comte de Richmond, Henry Tudor (futur Henry VII), le mène à la chute et à la mort… Le portrait de Richard dressé par Shakespeare est controversé, quoiqu’il s’inscrive dans des événements vérifiés historiquement : incarnation du Mal absolu, de l’Antéchrist, Richard III est un homme qui cherche à se venger de la Nature, qui a fait de lui un être difforme et bossu, et d’une société absurde qui le rejette et qu’il veut se prouver capable de dominer. On imagine bien que ce genre de personnage intéressait plus le grand poète élisabéthain qu’un roi innocent des crimes dont il est accusé et d’une loyauté absolue envers son frère (comme sa devise, « Loyauté me lie », l’indiquait).
Adapter Shakespeare à l’écran sans en trahir le texte ou sans ennuyer, pari impossible ? Olivier l’avait pourtant relevé par deux fois, dans son splendide Hamlet notamment, sept ans plus tôt, comme pour prouver, à l’instar d’Al Pacino dans son Looking for Richard (1996), que le verbe de Shakespeare était accessible à tous, même à un public populaire – puisque le cinéma, dit-on, est à l’opposé du théâtre, « l’art du peuple ». La pièce comme son langage sont donc conservés tels quels, décors et contexte inclus, si ce n’est deux très courts ajouts essentiels à la problématique du film, et notamment la scène d’ouverture, tirée de la scène finale d’Henry V. Reste qu’effectivement, transposer une pièce faite pour l’espace réduit d’une scène de théâtre dans un espace ouvert à tous les possibles, celui du cinéma, est un véritable défi. Baz Luhrmann s’y était cassé les dents avec son adaptation prétendue moderne de Roméo et Juliette et on ne compte plus les diverses tentatives ratées, le cinéphile préférant se souvenir des réussites, celles d’Orson Welles notamment, et d’Olivier ici.
Le choix d’Olivier était sans doute le plus pertinent compte tenu de l’influence que le théâtre avait sur lui : plutôt que de renoncer tout à fait à la pièce dans sa mise en scène pour n’en conserver que les dialogues, il décida au contraire de tirer parti à la fois des contraintes du théâtre et des avantages du cinéma. L’austérité ressentie lors des premières scènes de Richard III ne doit donc pas rebuter : la sécheresse des décors, réduits au maximum, loin d’être une facilité, permet au contraire de souligner l’atmosphère lourde de coups bas et d’hypocrisies, la sensation que tout va se jouer dans un cercle qui se referme progressivement et pendant une durée très réduite, rendue possible par le peu de déplacements effectués par les personnages. Laurence Olivier cherche rarement à transporter l’histoire à l’extérieur ou à agrandir l’espace par la multiplication de figurants : Richard III est une pièce où l’on étouffe, dans tous les sens du terme, et le film ne refuse pas cette problématique, le cinéaste s’autorisant ainsi de très longs plans rares au cinéma, où l’on tournoie autour des personnages, mettant en valeur celui qui parle alors que son entourage se fige.
Pour autant, Richard III n’est pas du « théâtre filmé » où la caméra n’aurait qu’une fonction d’enregistrement. Olivier s’en sert avec audace et pertinence : dans ses monologues, Richard s’adresse à elle, et donc au spectateur, impliquant un rapport très particulier au public qui n’est pas celui du théâtre. Le cinéaste joue également des ombres projetées par les corps, comme lors de la scène de séduction de lady Anne, où l’ombre grandie de Richard noircit la robe blanche de la jeune femme – le Mal l’a contaminée, elle aussi. Richard est un homme de l’ombre, du complot, un être cynique et perfide, et c’est ainsi qu’Olivier le filme : souvent seul, restant en arrière, tapis derrière l’encadrement d’une porte, vêtu de noir pour trancher sur les couleurs vives des autres, apparaissant quand on ne l’attendait pas, disparaissant dans son ombre, tel le diable — comme dans cette scène, où, filmé en contre-plongée, il terrorise d’un regard meurtrier l’enfant qui s’est moqué de lui…
Richard III est un héros pour lequel on ne peut avoir de compassion, mais qui ne provoque pas forcément un sentiment de rejet : l’interprétation de Laurence Olivier est pour beaucoup dans l’ambiguïté portée par ce personnage, incarnation du Mal, certes, mais d’un Mal réfléchi dans ses tenants et ses aboutissants et non synonyme de folie. Les confessions au spectateur, tout comme la démarche peu assurée et claudicante tranchant avec l’ironie et l’assurance de soi transmise dans ses répliques, font du Laurence Olivier/Richard III un être tragique, dont les actes odieux traduisent au fond une quête de l’absolu qu’Hamlet, Othello et Roméo poursuivaient eux aussi à leur façon. Shakespeare n’aurait pas renié le film d’Olivier, et c’est sans doute sa plus belle réussite.
P.S.: Carlotta Films, en plus d’une superbe réédition, offre en bonus aux amateurs une très fine analyse du film d’une vingtaine de minutes.