Que garde en mémoire le cinéma de l’Amérique du Sud depuis 1970 ? De nombreux films dispersés, souvent peu connus, fragments d’archives brutes ou recyclées. Il reste le virage à gauche représenté par le Che, le nom de quelques révolutionnaires et, calqués dessus, ceux des dictateurs. Les liens entre les pays, les transfuges des idéaux et des mouvements humains sont d’une richesse qui ne permettra probablement jamais qu’un seul film fasse la synthèse de tout un continent. Rue Santa Fe, de Carmen Castillo, attaque trente ans d’histoire du Chili. Oscillant sans cesse entre collectif et individuel, la cinéaste dévoile plus d’une génération dissimulée par l’ombre de la dictature militaire représentée par le général Augusto Pinochet. Une génération qui naquit avec le MIR, le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire. L’édition du double DVD de Rue Santa Fe et La Flaca Alejandra par l’INA, avec de nombreuses images d’époque et une longue interview de Castillo en bonus, permet un retour sur une œuvre singulière, liant le documentaire historique et l’histoire intime.
En 1973, Allende est président du Chili depuis trois ans, représentant de La Unidad Popular qui regroupe plusieurs partis de gauche et communistes. Le 11 septembre, les militaires envahissent Santiago et assiègent la Moneda, le palais présidentiel chilien où s’est retranché Salvador Allende. Ce dernier s’y suicide. C’est le début d’une longue période de dictature militaire dont on connaît mieux les acteurs, des généraux à la bourgeoisie chilienne en passant par des agents de la CIA, que les partis d’opposition, plongés dès le coup d’État dans la clandestinité ou l’exil. Parmi divers groupes, le MIR. Fondé à Santiago en 1965, il est issu de mouvements étudiants, syndicaux, et de partis politiques d’extrême gauche. Rapidement, il approuve la lutte armée pour accomplir les réformes qui « permettraient » d’offrir aux paysans et ouvriers des terres et un salaire plus juste. La réception du MIR, comme tout mouvement révolutionnaire, est avant tout liée à l’orientation politique de celui qui en parle. Dans les années 1970, il est décrit par la droite chilienne comme un groupe de terroristes quand Carmen Castillo ou ses anciens membres parlent de « jeunes guevaristes inventant le chemin de la révolution ». Car la cinéaste fut la compagne de Miguel Enriquez, secrétaire général du MIR de 1967 en 1974. Si la question de l’engagement politique est toujours présente, si la militarisation et les évolutions du parti divisent, Rue Santa Fe ne cherche jamais à convertir. Il est une tentative de réhabilitation de l’individu, dans un pays, un groupe, une identité.
Le 5 octobre 1974, rue Santa Fe à Santiago, Carmen Castillo et Miguel Enriquez, tous deux clandestins, sont attaqués par les militaires. Enriquez est tué, Castillo, enceinte, est blessée par des éclats de grenade. Par chance, son hospitalisation est médiatisée. C’est sans doute ce qui la sauve de la torture et de la disparition, un sort réservé à la plupart des opposants. Elle sera rapidement expulsée du Chili avec l’interdiction d’y revenir. De pays en pays, le temps filera en recherche de lieu, d’actions pour lutter contre la dictature, de paix. Rue Santa Fe est un retour au Chili trente ans après l’exil, à la recherche de la reconstitution mentale du 5 octobre 1974. Une découverte progressive d’une génération et un moyen pour la cinéaste de redonner corps à une réalité devenue fantomatique, oppressante : tous les sacrifices valaient-ils la peine ?
À travers ce destin, celui de nombreux autres exilés, communs et solitaires. « Il n’y a pas un exil à décrire, il y a autant d’exils que d’exilés et dans l’exil de chacun on en retrouve plusieurs » déclare en voix-off la narratrice réalisatrice. La richesse de Rue Santa Fe provient du parcours en zigzag entre petits et grands acteurs de l’Histoire, abordés sans jugement, calmement, puis confrontés aux autres par le montage. Ce parcours recoupe deux axes : le temporel et le politique. Le temporel parce qu’au-delà du retour dans le passé, le film est une interaction constante de plusieurs temps, du voyage et des souvenirs auxquels celui-ci renvoie. Carmen Castillo plonge les spectateurs dans des bribes d’histoires grâce à des témoignages et des images d’archives souvent d’une très grande force, puis revient subitement au présent. Les enchaînements sont alors parfois glaçants. S’il existe une grande place pour la langueur, la cinéaste sait aussi être sèche, jamais par les mots qu’elle prononce devant la caméra mais par sa mise en scène, ses choix de plans fixes, l’œil implacable. C’est ici l’intérêt de réunir dans ce coffret Rue Santa Fe et La Flaca Alejandra, réalisé douze ans auparavant, en 1994. Dans ce film de 57 minutes, Carmen Castillo rentre au Chili pour rencontrer la plus jeune dirigeante du MIR devenue sous la torture collaboratrice de la DINA. C’est suite à ses aveux que Miguel est retrouvé et tué en 1974.
Les deux films sont absolument complémentaires puisqu’ils créent par harmonie un troisième, constitué par l’évolution de Castillo dans sa propre vie. Dans La Flaca Alejandra, la réalisation révèle une hargne très forte, une haine froide qui transparaît malgré la douceur qui entoure les deux femmes lors des entretiens. La veuve de Miguel Enriquez ne hait pas la traîtresse, sa haine se porte sur un système qui permet qu’en 1992 un des principaux tortionnaires du régime occupe toujours un poste dans l’armée, malgré les élections de 1990 et le départ de Pinochet. Pour elle, filmer est moins un moyen de faire savoir au monde une histoire effacée que de se créer un cadre permettant d’avancer. C’est avec calme qu’elle parle aux tortionnaires, avec patience qu’elle cherche sans cesse à les contacter, mais le film transpire le blindage émotionnel de sa réalisatrice. L’écœurement qu’il provoque n’est pas uniquement dû aux témoignages des sévices, il est renvoyé vers le spectateur par la force de Castillo à remuer un passé qu’elle ne pourra digérer qu’une fois exhumé. Peut-être.
Rue Santa Fe renvoie d’autres sentiments. Castillo n’a plus la haine, elle évoque avec passion la constitution du MIR, la période où elle-même et des membres du parti côtoient Allende, puis le passage à la clandestinité. Il faut ici préciser que si les profondes divergences entre miristes et Allende ne sont pas particulièrement dissimulées, la farouche opposition d’Enriquez reste relativement occultée. Le temps et la distance développent la peur, et cette seconde exhumation donne l’illusion de faire un point sur trente ans d’existence du MIR, sur l’utilité d’un tel engagement, non pas du point de vue d’une justesse des choix politiques mais au regard des souffrances vécues au Chili. L’axe politique ne se situe pas seulement sur la valeur des idées même si elles ne seront jamais remises en cause, il repose sur la notion de groupe et d’individu. Le MIR pour Castillo n’est pas seulement une famille, c’est la seule possible et une lutte à vie, souvent remise en question.
Lorsque le parti devient clandestin c’est accepter de détruire ses papiers, de prendre le risque de disparaître en cas d’arrestation après avoir subit la torture, c’est pour les exilés supporter d’être en France, aux Pays-Bas ou ailleurs quand les autres sont peu à peu écrasés par les militaires. Plus tard, en 1978, c’est choisir d’adhérer à l’opération « Retour » lancée par la direction du parti et rentrer clandestinement au Chili au coté du peuple. C’est se solidariser de la lutte armée contre la dictature, y compris des attentats et des exécutions de tortionnaires. Carmen Castillo ne pourra pas rentrer à cette époque, son personnage trop visible présentant des risques pour les autres membres. Tout du long court le remord d’être écartée de l’action par la force des choses, d’être ramenée vers « le trou noir d’une vie sans engagement ». Cet engagement est une lumière que le film diffuse presque malgré lui ; la réalisatrice prend conscience qu’il est un moyen de rester psychologiquement en vie mais aussi de se couper du monde. C’est ainsi qu’elle enverra à Cuba sa fille Camila à l’age de six ans, se considérant incapable de l’élever et d’agir conjointement pour le Chili. Au fil des témoignages, plusieurs femmes évoquent pour les mêmes raisons ce refus de l’enfantement ou de la famille, avec aujourd’hui l’incompréhension de leurs enfants face à de tels choix.
Les deux films sont aussi cinématographiquement riches là où de nombreux documentaires pèchent par une réalisation plate. Certaines séquences notamment la première de Rue Santa Fe, laissent craindre des reconstitutions au pathos envahissant. Mais l’intelligence de la cinéaste met à distance ses propres sensations derrière un dispositif de révélation froid et frontal : les plans durent, respectent l’établissement d’une force dans l’étirement des dialogues. La construction est simple mais efficace, elle repose sur un rythme binaire, alternant le froid des rencontres, du réel, et la douce chaleur de la pensée. Constamment, Carmen Castillo s’éloigne de son retour pour créer une transition, mais aussi provoquer un processus de digestion du réel. Les rapports de temps se croisent ainsi constamment, ils parviennent à étirer l’histoire traversée vers de nombreuses voies secondaires. C’est aussi la richesse de Rue Santa Fe : impulser par bribes des envies de découvrir les histoires amorcées. On ne sort pas gavé mais assoiffé de savoir encore, d’arpenter à son tour le chemin marquant de son destin et d’emprunter avec la même audace de nouvelles ramifications.