Inédit en France depuis sa sortie en salle avortée en 1983 (un classement interdit aux moins de 18 ans ayant coupé court à la carrière du film), Schizophrenia trouve enfin un distributeur à sa hauteur (Carlotta) et une visibilité bien méritée. Film séminal pour le réalisateur Gaspar Noé (qui y puisera l’essence de ses expériences visuelles, parfois jusqu’à l’excès), Schizophrenia fait montre d’une telle virtuosité de mise en scène et d’intelligence d’écriture, que l’étiquetage « film culte » n’est aucunement usurpé.
« Tiré de faits réels ». Voilà qui pourrait refroidir tout spectateur à l’heure où cette mention sert de caution à bon nombre de films indigestes. Mais Schizophrenia n’est guère de ceux-là. Usant de la véracité du récit (le massacre d’une famille autrichienne par un psychopathe en 1980) comme une simple entrée en matière, Gerald Kargl, le réalisateur, abandonne rapidement le principe de réalité pour s’ancrer dans la psyché du tueur via une voix-off omniprésente. Dès lors, ce ne sont plus les faits qui se déroulent sous nos yeux, mais la perception qu’en a le tueur, pervertie par son enfance difficile. Rejeté par sa mère, battu par son beau-père, initié à l’amour par une quadra masochiste (le prologue en montage-photos servant de biographie), le personnage, qui s’est construit sur ces traumas, exorcise ses pulsions à chaque méfait commis. Les trois martyrs qui croisent son chemin dans le film (une vieille femme, sa fille et son fils, handicapé moteur et mental) lui donnent ainsi l’occasion de revivre les expériences fondatrices de sa folie et de les résoudre dans un déferlement de violence brute. Chaque crime (une noyade, un étranglement et un poignardement) renvoie ainsi, à travers le monologue intérieur de l’assassin, à un souvenir spécifique. Si cette vision du Mal peut paraître simpliste (et trop psychanalytique), elle éclaire parfaitement le déséquilibre psychique du personnage et l’incrédulité qu’y s’en dégage. Le film se focalisant sur le ressenti du personnage, rien ne permet en effet d’affirmer que cette présentation de son enfance soit véritable (les tentatives de meurtre que sa mère aurait perpétrées contre lui par exemple peuvent n’être que le fruit de sa schizophrénie). Calquant une réminiscence du passé (non prouvée) à un acte présent (la voix-off narrant une histoire en décalage des images), le film joue de la distorsion de la réalité subie par le protagoniste, de sa psychopathie.
Si ce choix narratif est souvent une manière « d’entrer » dans la tête d’un meurtrier pour tenter de comprendre ses actes (la théorie du monstre en chacun de nous qu’il faut savoir regarder en face), Schizophrenia ne cherche jamais à créer une empathie ou une quelconque pitié. Le flux de la pensée du personnage fait à la fois contrepoint au silence et à la terreur qu’il inspire (le titre original Angst signifie peur), tout en concrétisant sa folie psychotique dans toute son incohérence, invalidant toute velléité d’humaniser l’homme.
Si le parti-pris de réalisation s’arrêtait là, le film serait déjà une réussite mais le duo metteur en scène/directeur photo (il s’agit d’un film à quatre mains) décide d’expérimenter. Totalement filmé en miroir, d’où cette impression de SnorriCam rotative (on entre dans le tourbillon de l’âme du héros), le métrage oscille entre une proximité asphyxiante (les plans SnorriCam donc, des gros plans écœurants de visages) et une mise à distance, induite par les très nombreuses plongées en plan large. Légèrement en surplomb, le public observe ainsi les scènes de crime tel un dieu ou un juge. Ne jouant pas la partition classique d’un slasher (où l’identification à la victime fonde le rapport à l’image), Schizophrenia provoque moins la peur que la stupéfaction voire la fascination devant ce qui ressemble parfois à un tour de force cinématographique (les plans en forêt laissent, encore aujourd’hui, perplexes quant à leur réalisation).
Travail de la lumière façon Philippe Grandrieux dans Sombre, montage bourré d’idées (les tremblements de caméra), musique qui colle à l’ambiance poisseuse d’un pavillon autrichien bourgeois (composée par le leader de Tangerine Dream, Klaus Schulze), cinématographie qui a sans doute inspiré Funny Games à Michael Haneke (réalisé en 1997, près de quinze ans après, le film reprend la thématique et les enjeux de réalisation radicaux au cœur de Schizophrenia), le métrage de Gerald Kargl est un uppercut filmique, un chef d’œuvre de mise en scène, un grand film d’acteur (l’incroyable Erwin Leder), une rareté à voir et à revoir…